MADE IN BANLIEUE

Août / 24

MADE IN BANLIEUE

By / akim /

Trois lycées professionnels face à la création d’une œuvre commune : c’est le défi du projet Territoire augmenté. De Bobigny à Montreuil (93), en passant par Vitry (94), des élèves mettent leurs multiples compétences et leur talent au service d’une fresque collective.

Made in banlieue

Au départ, ils pensaient que la broderie c’était La Petite Maison dans la prairie », raconte Valérie Rethacker. Cette prof de seconde en métiers de la mode et du vêtement sourit en songeant au chemin parcouru par ses élèves. Il faut dire qu’à Vitry, il y a quelques mois, la broderie ne faisait pas rêver grand monde. Dans ce lycée de banlieue parisienne, on est plutôt hip-hop et streetwear. « Quand on nous a parlé broderie, ça nous a choqués , lance Sofia, petite brune de seize ans. C’est un truc de vieux, ça ! Et puis finalement on a vu qu’on pouvait l’utiliser différemment. » Pour les convaincre, Valérie Rethacker embarque ses élèves, direction Paris, à la découverte d’expos sur la broderie. Surtout pas les expos auxquelles ils s’attendent. « Ils ont vu que cet art peut s’avérer très actuel, comme le montrent la broderie sur photographie ou encore la haute couture. » Bingo, les élèves accrochent, partants pour participer à une aventure collective aux côtés de deux autres établissements. Tout un programme. Premier round : des jeunes au lycée pro de Bobigny mettent la main à la pâte, ils travaillent à une fresque murale. Deuxième temps : des photos de leur création sont envoyées au lycée Camille-Claudel de Vitry. Les élèves y apporteront leur touche personnelle en fils et en relief : place au tempo de la broderie. Last but not least, la classe de première marchandisage – du lycée Eugénie-Cotton à Montreuil – se chargera de mettre en scène, dans une vitrine, les créations réalisées.

 

Un calme impressionnant
À Vitry, la fin du projet approche à grands pas. Ce vendredi matin, dans l’immense salle de classe, chacun s’applique. Le calme est impressionnant. Écouteurs collés aux oreilles, sourcils froncés, les élèves se concentrent. Les gestes minutieux accompagnent l’aiguille. Leur regard suit le fil perçant la bâche d’un bout à l’autre du dessin. Fils de coton, de laine, de raphia. Multicolores. Sofia raconte comment elle fait « briller » son œuvre grâce à des fils métallisés, Diana se sent « une vraie artiste » en imaginant son travail exposé à la vue de tous. Axel, lui, a même brodé ses initiales sur son sac à dos. « J’avais emporté le dessin chez moi pour pouvoir terminer la broderie et en commencer une autre. Il me restait un peu de fil, alors… »

« En apprenant à broder, certains ont été créatifs par accident , glisse Valérie Rethacker, stupéfaite devant l’investissement des élèves. Ce projet est très important car il développe un vrai appétit pour le manuel. Or on ne leur apprend plus à utiliser leurs mains : on estime que tout sera fabriqué au Bangladesh, excepté la haute couture. Et puis broder, c’est aussi broder verbalement. En approchant un nouvel univers, leur vocabulaire s’enrichit. »

«CE PROJET NOUS MONTRE
QU'ON FAIT PARTIE D'UNE MÊME CHAÎNE.»

Impatiences


À l’autre bout de l’Île-de-France, au lycée Alfred-Costes de Bobigny. Les élèves de seconde en communication visuelle s’impatientent, jetant fièrement un œil à leur travail réalisé six mois plus tôt avec l’artiste Cyprien Chabert. Sur un grand mur vert, des traits de craie mettent en scène arbres et plantes qui envahissent une salle de classe désertée. Laure, seize ans : « L’idée, c’est de créer des formes abstraites sur la fin du monde, quand la végétation reprendra ses droits et s’imposera à l’homme. » Après des heures passées à apprendre les techniques de dessin, les vingt-trois élèves de la classe quittent les murs de leur lycée pour une ancienne usine, ICI Montreuil, reconvertie en espace créatif. Partis pour quarante-huit heures en immersion. « On s’est sentis unis. L’un commençait, l’autre venait corriger, se rappelle Léo. On a appris à compter les uns sur les autres. 

Et puis, là-bas, on n’était pas des élèves. On était des vraies personnes ! » Axel renchérit : « On nous a fait confiance comme à des pros. Pendant deux jours, on a vécu la vie de Cyprien Chabert. C’est de plus en plus rare de voir quelqu’un dessiner sans ordinateur. Je me dis que, même si je suis nul en PAO (publication assistée par ordinateur), je m’en sortirai quand même. » D’ordinaire plutôt expansifs, les élèves des trois lycées ont joué la carte de la timidité lors de cette rencontre. Peu bavards, mais rapidement comblés par ce langage non verbal. Presque sans le savoir, ces jeunes ont jeté des ponts grâce à leurs talents complémentaires. « Ce projet nous montre qu’on fait partie d’une même chaîne et que chacun a besoin de l’autre », en conclut Marc-Arthur. Et c’est justement là que leur prof, Halima Guerroumi, voulait en venir. « L’idée est que des élèves aux compétences différentes et issus de trois banlieues distinctes se rencontrent physiquement, mais, surtout, professionnellement. Leurs savoirs seront, de toute manière, amenés à se croiser plus tard. Mieux vaut rompre l’aspect hermétique du monde éducatif dès maintenant. » Malheureusement, ce genre de travail transversal, mêlant différents établissements et disciplines, ne court pas les rues. Ces initiatives ne tiennent qu’à la bonne volonté de certains profs, un travail rarement encouragé ou félicité. Pourtant, avec des profils personnels et scolaires parfois difficiles, beaucoup de ces jeunes ont retrouvé un sens à l’école. « Grâce à ce projet, des élèves décrocheurs ont pris à cœur de rester en cours. C’est très valorisant pour eux de vivre autre chose que l’ordinaire de leur lycée et de sentir que leur travail suscite de l’intérêt. » D’un territoire, d’un savoir-faire à un autre, les liens se tissent… à l’image d’une végétation devenue incontrôlable.  

RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 2

Texte : Lisa Serero

Photographies : Anaïs Dombret

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