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Nov / 04

Insa Sané, Homme-orchestre

By / Marc Cheb Sun /

Un homme-orchestre oui, sinon quoi d’autre ? Jugez plutôt : écrivain, comédien, créateur de podcasts, musicien, rappeur… Peu importe les étiquettes : Insa Sané est un créateur. L’auteur, notamment de Sarcelles-Dakar ou des Cancres de Rousseau, publie le premier volume d’une série littéraire et jeunesse : Cité des Argonautes. Rencontre.

Insa Sané

HOMME-ORCHESTRE

Quand avez-vous commencé à écrire ?

Lorsque j’avais huit ans en tombant sur deux recueils de poèmes de Victor Hugo : Les châtiments  et Contemplation. Je ne comprenais pas tout ce que je lisais, un peu comme lorsqu’on écoute une chanson anglaise : on ne saisit pas tout mais on est en phase avec le rythme, la poésie, la mélodie. J’étais super jaloux de lui. Je me suis demandé comment faire pour écrire aussi bien. J’ai commencé à lire énormément et à écrire à mon tour. Chaque jour je composais un nouveau poème que je faisais lire aux filles de mon école. C’était ma manière de charmer. Mes professeurs sont tombés sur mes textes, ils m’ont beaucoup encouragé à poursuivre. Lorsque je suis arrivé au lycée, je me suis investi politiquement à Sarcelles. J’écrivais des pamphlets comme j’organisais des grèves avec des lycéens. Des amis rappeurs m’ont demandé d’écrire pour eux. J’ai beaucoup aimé cet exercice. Je me suis pris au jeu et j’ai commencé à produire des textes de rap pour moi. J’ai formé mon premier groupe à 15 ou 16 ans.

 

Une première écriture poétique et politique…

Tout à fait. Je pense qu’à partir du moment où on écrit quelque chose, il y a forcément du politique. J’ai cette conviction que nous vivons dans une société divisée en deux : le centre-ville et la périphérie. Le centre-ville cherche à noyer la politique et à s’accaparer la culture, l’innovation et ce qui est valorisant dans la périphérie. Le centre-ville cherche constamment à infantiliser et à marginaliser les habitants des périphéries. Quand tu écris et qu’il y a plus de trois personnages dans ton livre, c’est forcément politique. J’ai continué à beaucoup lire, à être curieux et jaloux des autres auteurs. J’ai pris une baffe avec Georges Orwell, Chester Himes, avec Paolo Coehlo, avec Lamine Kamara. Je cite souvent Lamartine, Victor Hugo et les poètes que j’adore dans mes romans.

 

Votre premier groupe de rap ?

Il s’appelait OD’AS. Mais, dans le groupe, certains faisaient du rap par mimétisme, pas par passion. Ils ne voyaient pas ça comme un travail. On a continué à deux. Ensuite, un chanteur nous a rejoint. On a créé ensemble le groupe 3K2M. C’était important dans les années 90 l’esprit de collectif, plus qu’aujourd’hui. De nos jours on voit surtout des carrières solos. A l’époque on essayait d’exister à travers un groupe. Dans le collectif Guérilla, on était une centaine : des danseurs, des graffeurs, compositeurs, chanteurs.

«On me reprochait de ne pas avoir un univers dans lequel on pouvait m’identifier tout de suite.»

Comment arrive l’écriture de romans ?

Je voulais écrire un roman depuis gamin. Mais je fais partie des gens qui se disent trop souvent que la marche est trop haute… sans avoir seulement essayé. On se trouve toujours des excuses bidons pour ne pas franchir le pas. En 2005 sort le premier film dans lequel je joue et dans lequel j’ai un rôle important. J’étais censé créer la bande originale. Malheureusement, pour des histoires de contrats, le projet ne s’est pas fait. En plus, l’album que je préparais depuis des années n’avançait pas : la maison de disques ne défendait pas mon projet en prétextant que je partais dans tous les sens. On me reprochait de ne pas avoir un univers dans lequel on peut m’identifier tout de suite. J’explique alors que mon univers est pluriel et fédérateur. Je passe du rock, au blues au rap, au slam, etc… Le principal, c’est l’écriture dans ce que je fais. Et donc, j’ai la rage. Avec l’argent du film, je pars au Sénégal. C’est le pays où je suis né et que j’ai quitté très tôt, à six ans. Il fallait que je m’éloigne de tout ça parce que j’étais tout le temps sollicité pour des projets d’autres artistes. Et, je me suis dit qu’il fallait partir pour casser l’emprise exercée sur ce que je crée. Avec mon meilleur pote, on s’est dit on va aller se poser là-bas, on va créer une petite société, on va faire tout autre chose et on aura une qualité de vie tranquille. Chaque matin, on allait courir à la plage, on remontait pour bosser. Ça donne de l’énergie : j’écrivais jusqu’à 3 ou 4 heures du matin. Je suis resté deux ans et demi. À mon retour, j’avais un manuscrit. Au départ, sans vocation à être édité. C’était une espèce de produit pour prouver à mes producteurs de musique qu’on pouvait faire des mélanges et que ça pouvait avoir une résonance. Et quand ils lisent le manuscrit, ils prennent une baffe, ils veulent me trouver un éditeur. Je leur explique que ma démarche est juste de leur prouver qu’ils peuvent aimer mon travail. Car dans ce roman, il y a plusieurs langues, plusieurs univers. On retrouve un univers très urbain, proche du polar, un univers conté avec une écriture classique. Malgré ce mélange, il y a une cohérence et une unité et c’est ce qu’il faut comprendre. C’est à ce moment-là qu’ils m’ont permis de faire mon album que j’ai sorti en 2008.

 

Quel regard portez-vous sur votre parcours ?

La musique, le théâtre, le cinéma… chaque chose enrichit les autres, ça te donne un outil supplémentaire pour écrire. Au départ, quand je faisais que de la musique, c’était le format court. Mais dans certaines chansons, j’étais déjà dans une manière d’écrire qu’on pouvait déplier en format long. Mais j’avais besoin d’un outil supplémentaire. Le théâtre m’a permis d’avoir la psychologie, les déplacements des personnages, un cadre : une espèce d’unité, de narration.

 

Comment s’est construite votre première série radiophonique ?

C’était une commande pour une ONG située à Dakar. Il fallait que ce soit une histoire féministe, politique, citoyenne, avec des jeunes … J’ai enregistré un pilote du premier épisode pour qu’ils comprennent où je voulais aller. Mais il y avait un truc qui me déplaisait dans la première proposition qui était faite : cette idée que les pays ouest africains doivent absolument embrasser la démocratie telle qu’elle existe dans nos pays. Et que ce qui est bon pour la France, c’est bon pour tous les autres pays. Au final, je suis parti sur toute autre chose. J’ai gardé le féminisme. Mon personnage principal était une femme, mais j’ai refusé que ce soit la narratrice car le féminisme avec des femmes qui ne parlent qu’aux femmes, ça n’a pas de sens. Donc, mon narrateur devait être un homme et un rappeur. Il ne fait que glorifier l’action de son amoureuse secrète. Ça met en opposition la voix de l’homme et l’action de la femme. Certains journalistes m’ont reproché ce choix. Oui, c’est un homme, le narrateur, mais ce n’est pas lui qui mène l’intrigue. C’est une série en 12 épisodes de 20 minutes diffusée sur RFI l’an dernier.

"On a tendance à croire que la cité est figée dans le temps"

Lorsqu’on vous écoute on a l’impression d’une vie très longue…

J’ai quarante-sept ans. Il y a eu plein de rebondissements dans ma vie. La vie devient longue quand on a frôlé plusieurs fois la mort. Michel Serres disait qu’on lui reprochait d’avoir une espèce de naïveté dans la vie. Pour lui, ce n’était pas de la naïveté. Il qualifiait ça d’optimisme militant. C’est un principe dans lequel je m’inscris. Je veux croire que les choses vont exister, même si on ne les voit pas tout de suite.

 

Vous publiez le premier volume de Cité les Argonautes, un format littéraire innovant qui reprend un peu le rythme des séries…

Oui et avant cela, celui du feuilleton qui existe dès le XIXème siècle. A ma connaissance, le dernier auteur que j’ai lu dans ce type de format, c’est Stephen King avec La ligne Verte qui sortait un volume par mois : à chaque fois des bouquins d’environ 150 pages qui se lisaient très vite. Tu devais attendre trente jours pour avoir la suite. Avec mes potes on était comme des dingues. Dans les séries, tu as le temps de t’attacher aux personnages. Tu t’imprègnes de l’histoire. Pour Cité les Argonautes, on prévoit une sortie tous les trois mois. Dans le premier volume, on suit les personnages de la sixième à la troisième : chez eux, au collège et dans la rue. Toute l’histoire est déjà structurée mais je m’autorise des ajustements en fonction de l’actualité ou des envies sur certains personnages. Je parle des périodes de la vie où il se passe des bouleversements. Je voulais qu’ils habitent une cité parce que mon propos, c’est de raconter l’histoire des gens dont on parle très peu, ni à la télé, ni à la radio, ni dans les livres. C’est un combat politique. On a tendance à croire que la cité est figée dans le temps. Mais c’est un organisme vivant qui se complexifie. Le simple fait de repeindre les murs, ça crée un autre environnement. Souvent, les cités à la française sont perdues au milieu des champs, dans une espèce de no man’s land. Par exemple, Les Ulis s’est construite au milieu des champs et des forêts. Les gamins qui sont dans leur cité voient la forêt et voient les champs devant eux. Et puis, un beau jour, on détruit les champs pour faire un centre commercial. Déjà, ça change le rapport à leur ville et le rapport entre eux-mêmes, ça change leur mobilité aussi. Et le fait qu’il y ait une cité de l’autre côté de la route et de l’autre côté du collège, ça crée des antagonismes. Et donc, il y a vraiment une vie. La cité – c’est ce que nos politiques ne comprennent pas – est quelque chose d’hyper vivant.

 

Il y aussi les musiques composées pour Cité les Argonautes

J’ai travaillé avec des compositeurs. Ce sont des chansons que j’ai écrites ou co-écrites. C’est vraiment un une oeuvre à partager en équipe. L’an prochain, je vais essayer de créer ma propre plateforme où les auteurs et les compositeurs seront rémunérés à leur juste valeur. L’idée, c’est de négocier avec des maisons d’édition. Notamment sur les prochaines publications. Les éditions Milan vont donner un euro supplémentaire par publication pour permettre de rémunérer la production. Ce qui fait que mes collaborateurs artistes seront mille fois mieux rémunérés que quand ils sont sur d’autres plateformes. C’est aussi ça ce que les maisons de disques ne comprennent pas. Elles doivent s’appuyer sur d’autres supports pour pouvoir engranger des revenus. A la fin du livre, tu as un QR code. En le scannant, tu peux écouter des chansons qui existent dans le livre et tu les entends vraiment. De plus en plus, il y aura des bonus supplémentaires. On pourra vraiment visualiser des passages joués par des comédiens. J’ai d’abord testé avec les maisons de disques puisque c’est d’abord eux qui sont en crise et qui n’arrivent pas à se renouveler. Ils partent du principe que ça ne peut pas fonctionner, ils se mettent des barrières.

Pendant longtemps dans les années 90, on disait aux maisons de disques, de gérer le digital. Ils disaient : Non, les gens sont attachés au disque, jamais ils n’iront sur Internet

Lecture-performance en librairie.

Quel regard portez-vous sur la littérature française aujourd’hui ?

La littérature du centre-ville n’invente rien. C’est un truc assez nombriliste, avec très peu de personnages, très peu de décors où l’on visite notre intimité. On ne visite pas le monde. Par contre, la littérature dite périphérique commet des erreurs aussi, elle est parfois maladroite, mais elle bouscule. Ça donne des auteurs qui, après, peuvent s’exprimer dans d’autres médias. C’est ce qui est chouette avec Faïza Guène, qui a commencé en même temps que moi. Aujourd’hui elle fait une série avec Disney. Elle écrit aussi avec un réalisateur que j’aime beaucoup, Cédric Ido, autour de la mort de Malik Oussekine. La littérature du centre-ville ne parle pas de ça. Elle fait comme si tout allait bien dans le meilleur du monde, tant que t’es bien chez toi, avec ta maman, avec tes deux amis.

 

Et le monde de l’édition, vous avez l’impression qu’il a compris quelque chose, qu’il est en train de bouger ?
Il ne faut pas se leurrer. Quand tu vas dans les boîtes de production, en musique, au cinéma, dans les boites d’édition littéraire et que tu vois les équipes… Combien y a-t-il de gens issus de la périphérie ? Quand tu sais ça, tu as compris. Ils ont une curiosité pour cet univers, mais ils ne comprennent pas vu qu’ils en sont très très très loin des enjeux. Je me rappelle des discussions quand je leur racontais des conflits avec la police, qui ont parfois coûté des vies. Quand je leur dis : Bah oui, c’est possible que les flics ramassent des jeunes, les foutent dans le coffre de la voiture pour les tabasser et les lâchent dans les champs à 50 km de chez eux, en pleine nuit. C’est souvent arrivé. Ils me disent : Ah ben non, ça n’existe pas. Mais comment tu peux dire que ça n’existe pas ? Tu n’as jamais vécu la périphérie. Et on me dit, tu ne peux pas écrire ça. Pourquoi tu ne peux pas l’écrire alors que ça existe ? Cette façon de nier l’autre, c’est ça, le problème. Quand j’ai écrit Sarcelles-Dakar, les éditeurs pensaient que ce n’était pas moi qui en était l’auteur. Ils étaient persuadés que c’était un Blanc qui avait fait des études littéraires. On me l’a dit. Il y a même eu une réunion pour que je prouve que j’étais bien l’auteur de mon roman ! Et oui, on en est encore là !

 

Propos recueillis par Marc Cheb Sun.

 

Cité des Argonautes, Insa Sané, éditions Milan.

Marc Cheb Sun