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Jan / 26

Enseigner le fait religieux

By / akim /

Les tragiques événements terroristes remettent régulièrement la question sur le tapis : faut-il développer, voire imposer l’enseignement du fait religieux à l’école pour couper court aux préjugés ? Loin des querelles idéologiques, des initiatives émergent sur le terrain.

Enseigner le fait religieux ?

Les animateurs rappellent les règles du jeu: «Si vous trouvez la réponse, vous ferez gagner trois points à votre équipe. Premier indice: c’est une ville importante pour les chrétiens. Elle est en Italie.» Les enfants notent illico sur leurs cahiers, se concertent, puis lèvent fébrilement la main. La scène se déroule à l’école Maurice-d’Ocagne, dans le XIVe arrondissement de Paris. Des élèves de CE2 jouent à «L’Arbre à défs», une initiation ludique au fait religieux et à la laïcité, un outil conçu par l’association Enquête. La démarche n’a rien d’anodin, elle est au cœur d’un débat remis à l’ordre du jour depuis les attentats de janvier 2015: faut-il favoriser une éducation laïque au fait religieux? Avancé comme une nécessité par le gouvernement qui a multiplié les annonces en la matière (voir encadré), le développement d’un tel enseignement n’est pas une nouveauté.

Il constitue, depuis plusieurs années, le cheval de bataille de quelques associations dont Enquête, par exemple, qui travaille depuis 2010 à la création d’outils éducatifs qui «permettent aux enfants d’appréhender la question des religions et des origines sur un mode apaisé, dans un environnement qui ne l’est pas toujours», développe Marine Quenin, déléguée générale de l’association, agréée depuis janvier dernier par l’Éducation nationale.

 

Une animatrice raconte: «Dernière étape de la série d’ateliers dans un centre social, les visites de lieux de culte. Aujourd’hui, au tour de l’église. Je leur montre le tabernacle, derrière l’autel, après avoir expliqué ce qu’étaient une messe et l’eucharistie.

 

«C’est quoi à votre avis?» Hésitation: «Une boîte aux lettres?» Amusant. «… Non, pas vraiment… C’est là où on range les hosties. Et à votre avis, pourquoi il y a de la lumière devant?» L’un tente: «Pour cuire le pain?» «Ou le chauffer?»

Vaincre les résistances

Le très multiculturel XIXe arrondissement de Paris constitue l’un des terrains de prédilection de la structure. Enquête y organise un atelier pour des élèves de primaire dans un centre social. «Au départ, il fallait gérer quelques résistances et amalgames de la part des enfants, relate Coline Pelissier, animatrice de l’atelier. Grâce au dialogue, j’ai fni par les convaincre.» Sentiment identique chez Lola Petit, doctorante à l’EPHE, École pratique des hautes études, chargée d’une thèse en partenariat avec Enquête. «Sur le terrain, on voit qu’il faut déconstruire pas mal d’idées reçues, notamment cette logique du nous contre eux parfois très ancrée», constate la chercheuse qui anime un atelier expérimental avec cinq adolescentes du quartier de Belleville. Elles y réalisent un travail de recherche sur une thématique de leur choix: Pourquoi existe-t-il des jours fériés chrétiens dans la France laïque? Imenne et Djenneba racontent: «On trouvait injuste qu’il n’y ait pas de jours fériés venus des autres croyances.» 

Un enseignement pour tous?

 

Mais ces ateliers seraient-ils uniquement voués à l’éducation de jeunes musulmans des quartiers populaires? La question doit être posée. La ghettoïsation d’un tel enseignement risque de dévoyer la vocation même de la démarche au lieu de couper court aux préjugés racistes. Laisser penser que seuls les musulmans ont des diffcultés à appréhender le pluralisme ne va-t-il pas, in fne, créer plus de stigmatisation encore, dans une France gangrenée par la montée de l’extrême droite et un climat islamophobe? «C’est loin d’être notre objectif», commente la déléguée générale d’Enquête, qui milite précisément pour désenclaver cet enseignement. «Oui, la promotion de la mixité devrait concerner tout le monde. Toutefois, nous sommes, à ce jour, majoritairement fnancés pour agir dans les quartiers «Politique de la Ville», où résident, le plus souvent, des populations principalement de confession musulmane.» Sur tous les ateliers dispensés par Enquête, une poignée seulement se déroule dans des quartiers majoritairement «blancs».

 

«Pour démocratiser cet enseignement, la gageure serait de l’imposer dans toutes les écoles et non plus de le réserver, à un cadre péri ou extrascolaire», répond Marine Quenin.

 

Ce n’est pas une mince affaire! Surtout dans un pays qui commence, tout juste, à enfin réaliser le réel enjeu d’un tel chantier.

On l’aura compris, le débat porte moins sur la légitimité de cet enseignement, malgré quelques levées de boucliers, que sur son contenu et sur son mode de déploiement au sein de l’école. Question centrale: faut-il le cantonner aux seuls établissements volontaires, au risque de le réserver à une seule partie de la population?

Autre question phare: faut-il consacrer à cet enseignement une matière en soi? Ou doit-on au contraire le connecter à d’autres disciplines (français, histoire…)?

«Pour l’heure, l’importance accordée au fait religieux dans les programmes reste limitée, avec un manque de cohérence et de continuité d’une année sur l’autre», constate Philippe Gaudin, agrégé de philosophie, et responsable de formation à l’Institut européen des sciences des religions. De quoi provoquer une réaction chez Michel Lussault. Pour le conseiller supérieur des programmes, un tel enseignement existe déjà: «Les faits sont inculqués, notamment au collège, dans le cadre des cours d’histoire, de français ou d’art.

Constat nuancé par Philippe Gaudin: «Cet enseignement reste fragmenté en histoire, à l’occasion de cours sur la naissance des grands monothéismes, contrairement à d’autres pays européens plus enclins à traiter de telles questions au sein d’une discipline spécifque.» La cause? L’histoire même de l’école française, celle de Jules Ferry «qui s’est construite sur une séparation stricte avec la religion. De quoi générer, aujourd’hui encore, la méfiance d’une partie de la classe politique et du corps enseignant», déplore-t-il, rappelant que la laïcité n’interdit en rien un tel apprentissage.

Agir dès le primaire

 

Autre élément clé du débat : doit-on restreindre cet enseignement aux seuls collèges et lycées ou l’intégrer dès l’école primaire, comme le préconise Enquête ?

 

« Il faut l’initier dès l’âge de sept ans environ, confirme Marine Quenin, quand les enfants ont encore plus de questions que de certitudes. À la préadolescence, période d’affirmation, il est déjà trop tard. »

 

Certains établissements ont pris à bras-le-corps ce chantier, à l’instar de l’école élémentaire de la rue de Tanger qui initie au fait religieux et à la laïcité dès le… CP ! Dans la classe d’Aurélien Brendel, professeur des écoles impliqué dans la démarche, les enfants de six-sept ans ont bénéficié début 2015 d’un atelier hebdomadaire, mêlant séances de lecture, analyse d’oeuvres d’art et discussions philosophiques sur les récits de création grecs, égyptiens, sans oublier ceux de la Bible et du Coran. « Exit le cours magistral, c’est un moment d’échanges où les élèves – assis en rond – peuvent interagir librement et développer leur esprit critique sur un sujet aussi passionnel et intime que les croyances religieuses », commente l’instituteur, rappelant que ce projet l’a aidé à se remettre en question. « En tant qu’athée, j’avais développé un discours tellement critique vis-à-vis des religions que j’ai fini par associer laïcité à rejet du religieux. Une analyse erronée ! Aujourd’hui, j’ai appris à me sentir légitime pour aborder ce sujet en classe. »

Dépasser les craintes

 

Pour que les enseignants dépassent leurs craintes et leurs a priori, face à un enseignement si complexe, encore faut-il les accompagner.

Un appui dont a pu profiter Aurélien Brendel. Des outils pédagogiques ont été élaborés par le directeur de l’école primaire, Laurent Klein, initiateur du projet. « Les profs ont besoin d’être formés à ces sujets très tabous et n’osent toujours pas s’en emparer naturellement alors qu’ils constituent une clé du vivre ensemble », rappelle le directeur.

Depuis plusieurs années, il bataille aux côtés de l’inspectrice de sa circonscription, Mariannick Dubois Lazzarotto, pour impulser cette prise de conscience au sein du corps enseignant. À Paris, elle a été la première inspectrice de l’Éducation nationale à proposer des modules sur l’enseignement laïque du fait religieux dans la formation officielle des instituteurs et des professeurs d’école. Après les attentats de 2015, elle a organisé une formation en urgence. « J’ai convoqué les directeurs et enseignants de ma circonscription pour leur rappeler avec force la nécessité de s’atteler à cet enseignement qui intéresse les enfants, mais fait encore trop peur aux adultes. » Sans doute un premier pas vers une laïcité plus inclusive…

 

Texte: Charles Cohen

Photo: Maria Spera / Clichés urbains

 

http://www.enquete.asso.fr

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