Juin / 27
Dans le viseur des autorités turques depuis plus de 40 ans, les musiciens de Grup Yorum n’ont jamais cessé de dénoncer les excès des pouvoirs autoritaires successifs. Cette fois, le batteur Inan Altin a troqué un temps ses baguettes pour une caméra afin de réaliser le film Le Quartier, dédié à l’histoire d’un faubourg d’Istanbul qui se précarise à mesure que la valeur de l’immobilier augmente. Celui-ci raconte la lutte des habitants face aux spéculations immobilières, aux gangs de la drogue ou à la mafia foncière, des réalités tout aussi visibles en France. C’est d’ailleurs à Paris que le Grup Yorum, suite à une interdiction de tournage, a complété son film à l’aide de séquences animées.
De la musique au cinéma, le Grup Yorum ne désarme pas
Il s’agit là d’un film militant et riche d’enseignements sur la Turquie d’aujourd’hui qui aurait dû voir le jour en 2017, sans l’interdiction de tournage par le gouvernement islamo-fasciste d’Erdogan. Exilés en France, les réalisateurs sont tous issus du groupe de musique populaire Grup Yorum, fondé en 1980 à la suite d’un coup d’état militaire. Ils n’ont cessé de dénoncer par la musique les excès des pouvoirs autoritaires successifs, et de voir grandir leur popularité malgré la répression subie (concerts interdits, locaux dévastés, tortures et emprisonnements). Finalement, ils sont parvenus à réaliser leur film, en mêlant les scènes tournées en 2017 à Istanbul, et des séquences animées produites à Paris. Un mélange de genres artistiques qui donne encore plus de force au film… Lors de ses propos introductifs à l’occasion de l’avant-première au Grand Rex le 16 mai dernier, le réalisateur Inan Altin notait que l’hégémonie culturelle américaine essayait d’imposer son propre mode de vie : « Si Hollywood aliène nos cerveaux, ce que nous essayons à travers notre film c’est de les nettoyer, de les purifier ». Le film se passe dans les quartiers pauvres d’Istanbul. Il parle des gangs de la drogue, de la gentrification, de la bétonisation ainsi que de la destruction des aspects culturels et historiques de la ville sous fond de manipulation et de corruption des autorités. En apprenant le risque de voir leur quartier rasé pour la construction d’un immense complexe immobilier à quelques milliards de dollars, les habitants résistent. Ils s’organisent afin de faire respecter leurs droits à une vie plus digne. Tous les personnages sont excellemment bien joués et représentatifs de la réalité de la population turque. Du patron corrompu de BTP en lien avec le gouvernement au jeune escroc en passant par le révolutionnaire communiste, le film retrace à merveille les tensions contemporaines auxquels sont soumis les habitants des faubourgs stambouliotes. A noter que Selma Altin, chanteuse et compagne du percussionniste, tient le rôle féminin principal et que les musiciens de Grup Yorum se sont investis dans la bande-son.
L’histoire d’amour entre Rüstem et Asli en toile de fond du film est en définitive un fil conducteur et témoigne du romantisme « à la turca », entre souhait de résistance, et volonté de partir. Face au capitalisme destructeur, au pouvoir de l’argent, c’est finalement la résistance qui l’emporte. Le courage des habitants à affronter – non sans difficulté – à la fois la pègre locale et nationale démontre un destin tragique qui pèse sur le dos de millions de Turcs. On comprend que la seule touche d’espoir réside dans la capacité des habitants à s’organiser collectivement pour faire face aux différentes mafias. Le réalisateur nous a confiés avoir été surpris de rencontrer les mêmes problèmes en Europe et notamment en France. Bien que la situation soit relativement plus régularisée, notons que les populations françaises et européennes sont soumises aux mêmes fléaux. Nous convenons alors qu’il n’y a qu’à travers la solidarité des peuples qu’il est possible de s’émanciper d’un capitalisme prédateur. En somme, comme dirait l’acteur Izzet Baslak, « c’est à travers l’art, tel un ruisseau, que l’on peut de nouveau trouver son chemin ».
Ekim Deger