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Juil / 04

Caroline Guiela Nguyen : « Je ne cèderai rien »

By / Florian Dacheux /

Présente au Festival d’Avignon pour LaCrima, une création dont la distribution est cosmopolite, Caroline Giuela Nguyen est très marquée par la situation politique du pays. Engagée depuis plusieurs années pour un théâtre plus inclusif, la metteure en scène, directrice du Théâtre National de Strasbourg, n’entend rien lâcher en cas de prise de pouvoir du RN. Elle sera dans la nuit du jeudi 4 juillet* sur la scène du Palais des Papes pour appeler à contrer l’inéluctabilité supposée de la victoire de l’extrême-droite, et ce au côté de Jeanne Balibar, Boris Charmatz, Alexis Michalik, Joey Starr ou encore Clément Viktorovitch.

Caroline Guiela Nguyen : « Je ne cèderai rien »

LaCrima est l’histoire de la conception d’une robe, un secret qui lie une maison de haute couture parisienne, un atelier de broderie à Mumbaï (Inde) et les dernières dentellières d’Alençon. Pour ce faire, vous avez visité des ateliers de couture dans les deux pays. Pourquoi avoir choisi le tissu pour raconter notre monde ?
J’ai toujours eu besoin de faire venir sur nos plateaux des gens de différents horizons. C’est vraiment à chaque fois la base de tous mes spectacles. Dans Saïgon, quand on évoquait la question post-coloniale, la violence du colonialisme, de l’exil, j’avais besoin d’avoir des comédiens français, d’origine vietnamiennes, vietnamiens. L’idée est de trouver ce qui va rassembler ces gens dans l’histoire. Dans Saïgon, c’était un restaurant vietnamien. Dans Fraternité conte fantastique, c’était un centre social. Et pour LaCrima, je suis tombé sur un article hyper mainstream qui racontait les secrets autour de la robe de mariage de Lady Di. Relier la robe de mariage la plus mainstream et la couture, je me suis dit que ça pouvait rassembler les gens. C’est important pour moi de toujours choisir des sujets, des lieux qui ont une dimension qui peut traverser l’intérêt et l’imaginaire de plein de gens différents. C’est le cas de la couture. Je me suis dit : il faut qu’on suivre la confection de cette robe de princesse pendant les huit mois où elle va être réalisée. Par mes rencontres, je me suis rendu compte que la haute couture se faisait à Paris avec des denteliers, des patroniers. Je suis allée à Alençon pour rencontrer des dentelières. Coup de théâtre dans mon écriture : j’apprends que les broderies sont faites en Inde par des brodeurs musulmans. C’est un savoir qui vient de Perse et qui se transmet de père en fils. Un savoir-faire immense. C’est pourquoi, sur le plateau, nous avons des comédiens tamouls qui viennent d’Inde. 

 

Vous êtes connue pour questionner les récits et les corps absents. Comment ces rencontres dans les ateliers ont inspiré vos personnages ?
Le Festival de Cannes vient de passer. On y voit des robes magnifiques sur les marches. Et personne ne s’imagine qu’il y a derrière ces robes sublimes, des brodeurs musulmans en Inde. Ce qu’ils font, c’est sublime. J’avais envie de les mettre à l’honneur. J’aime mettre en récit des personnages méconnus, cela m’a toujours attiré. Cela en devient politique. En vérité, tout le monde a une vague idée de ce à quoi ressemble la robe de mariage de la princesse Lady Di, c’est quelque chose de visible. Elle vient en contraste avec la totale invisibilité de ces personnes qui fabriquent.

« C’est comme s’il y avait des langues qui étaient légitimes et d’autres où il fallait une note d’explication »
LACRIMA
Festival d Avignon
Texte et mise en scene Caroline Guiela Nguyen Traduction Nadia Bourgeois, Carl Holland, Rajarajeswari Parisot (tamoul, anglais, langue des signes francais) Collaboration artistique Paola Secret Scenographie Alice Duchange Costumes Benjamin Moreau Musique Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard Son Antoine Richard Lumiere Mathilde Chamoux, Jeremie Papin Video Jeremie Scheidler
Avec Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam et en video Louise Marcia Blevins, Nadia Bourgeois, Kathy Packianathan, Charles Schera, Fleur Sulmont Et les voix de Louise Marcia Blevins, Myriam Divin

LaCrima, 2024 ©Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Du fait de vos origines familiales, vous avez des liens avec l’histoire coloniale et postcoloniale de la France. De quelle manière votre histoire personnelle vous influence-t-elle ?
Mon père était juif, un pied-noir né à Alger. Ma mère, vietnamienne, née à Saïgon. Et j’ai grandi dans le Sud de la France. Mon histoire vient de plein d’endroits. Autour de ma table d’enfance, il y avait plein de langues, plein de récits qui étaient là, en jeu. C’est de là que je puise. C’est ancré, je ne peux pas faire autrement. C’est d’ailleurs pourquoi, dans mes spectacles, je ne suis jamais dans une seule histoire, ni un seul personnage.

 

Ce qui explique aussi le choix d’une pièce où on parle tamoul, français, anglais ainsi que la langue des signes ?
Le fait qu’il y ait plusieurs langues correspond à la réalité. Au départ, je m’étais dit que j’allais la faire en français et en anglais car je pensais rester à Alençon. Puis je me suis rendu compte qu’il y avait des dentelières sourdes, d’où la langue des signes, jusqu’au moment où j’ai visité les broderies en Inde. Le monde est foutu comme ça. Ce sont des espaces particuliers où finalement il n’y a pas d’autres langues qui habitent l’espace. En fait, dans le théâtre, pendant des années, on entendait ces langues sur le plateau : l’allemand, le français, l’anglais. Dans mon premier spectacle Elle brûle, il y avait un personnage qui jouait une Française d’origine marocaine et un autre qui était Allemande. A un moment, la femme d’origine marocaine appelle son père et lui parle arabe, en lui racontant son quotidien. En sortant du plateau, à chaque fois, les questions que l’on me posait : pourquoi on parle arabe dans la pièce ? Jamais pourquoi on parle allemand ? Comme s’il y avait des langues qui étaient légitimes et d’autres où il fallait une note d’explication. Je me suis dit qu’il fallait qu’on réhabilite nos espaces de réel, de la vie des gens. Autre expérience qui m’a marquée lorsque je donnais des ateliers dans un lycée : je parlais avec une maman qui souhaitait que son fils soit bon en anglais pour être bilingue. Je lui dis que son enfant est bilingue. Elle me dit « oui ». Mais elle n’avait pas considéré que son enfant parlait deux langues. Moi, par exemple, je suis très mauvaise en langues pour des raisons liées à l’intégration forcée de ma mère. Elle n’a pas voulu me transmettre le vietnamien car elle avait l’impression que je n’allais pas m’intégrer si je parlais une autre langue. On lui a interdit de parler le vietnamien à son arrivée. Mon père m’a caché qu’il parlait arabe. Aujourd’hui, l’espace que je dois habiter, en tant que metteuse en scène, directrice d’un théâtre et d’une école, programmatrice, c’est faire exister des langues au plateau. Que des gens de tout horizon puissent venir. Je suis toujours heureuse quand, dans la salle, une partie du public comprend quand ça parle arabe et d’autres, qui d’habitude comprennent, ne comprennent pas. Cela redonne de la valeur. Nous sommes à la ramasse sur ces questions.

« La guerre du Vietnam, c’est surtout l’histoire de France »

Incarner un lieu inclusif, est-ce une priorité en tant que nouvelle directrice du Théâtre National de Strasbourg ?
C’est une question de responsabilité. Quand j’étais élève dans cette école, j’étais la seule personne racisée de ma promotion (2008). Depuis, ça a complètement changé. Des artistes ont travaillé pour ça, des dispositifs comme 1er Acte ont été mis en place. Il y a aussi des militants comme Décoloniser les arts qui ont agi sur ça. Cela a permis qu’il n’y ait pas que des personnes originaires d’un seul et même milieu social et géographique dans nos écoles. Dans nos dernières promos, il y a des élèves qui parlent arabe, bulgare, anglais, espagnol. C’est une vraie richesse. On programme en 2025 And Here I am d’Ahmed Tobasi (directeur artistique du Freedom Theatre, dans le camp de réfugiés de Jénine, en Palestine) qui aborde les contradictions et les espoirs d’une jeunesse palestinienne en quête de liberté. On programme à l’automne On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie d’Eric Feldman, une pièce aux accents Yiddish. Selon moi, si on veut qu’il y ait d’autres spectateurs et spectatrices qui viennent, il faut changer le contrat sur le plateau. Quand la communauté vietnamienne est venue voir Saïgon, les gens étaient hyper heureux car on parlait d’eux. On me disait : « merci, c’est mon autobiographie ». Mais la guerre du Vietnam, c’est surtout l’histoire de France ! C’est donc une façon de renouveler le contrat, en disant, ici aussi, vous pouvez entendre des histoires qui résonnent avec la façon dont vous ressentez le monde. Dans Pour un temps sois peu, qu’on programme aussi la saison prochaine, Laurène Marx raconte le parcours d’une femme trans et le lot de violences qui l’accompagne. C’est pourquoi je suis fière d’être la directrice d’un théâtre qui porte la volonté de se reconnecter avec un large public.

 

Impulsé par votre prédécesseur Stanislas Nordey, le programme 1er Acte va-t-il reprendre ?
Quand je suis arrivé, ils avaient commencé la phase d’observation de l’insertion des élèves recrutés. J’ai très envie de réfléchir à une suite. Cela doit continuer. C’est une question de représentativité. On y sera toujours attentif dans nos concours et si on sent qu’il y a un relâchement, on retournera sur un programme qu’on inventera afin qu’il n’y ait pas de phénomènes discriminatoires à la base pour accéder aux grandes écoles. Mais ce que je tiens à dire, c’est que ça ne doit plus uniquement concerner les comédiens car dans notre école, par exemple, j’ai aussi des metteurs en scène, des dramaturges, des scénographes, des porteurs de projet. Il faut que ces personnes-là, d’origines diverses, soient intégrées car ce sont elles qui portent les histoires, qui prennent le stylo. En mars 2025, on programme Rectum Crocodile de Marvin M’toumo, qui vient de la mode et a commencé à écrire sur la question décoloniale et nos imaginaires coloniaux. Je vois à quel point c’est hyper précieux que ce type d’artiste soit à la tête de ce type de projet. On sent chez nos élèves beaucoup de questionnements, sur le genre, la justice sociale. Toutes ces questions sont en marche et nous sommes là pour les accompagner.

« A Strasbourg, c’est le début d’une aventure et cela va se faire dans une adversité à laquelle je ne m’attendais pas »

LaCrima, 2024 ©Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Comment vous sentez-vous en cette période où l’extrême droite est aux portes du pouvoir. Comment appréhendez-vous le fait de faire théâtre sous leur gouvernance ?

Sincèrement, ça me met à plat. Je suis très effrayée. C’est violent. Il va falloir qu’on soit fort. En tant que directrice d’une institution publique, mon rôle est de réaffirmer comment nos espaces publics et établissements deviennent des lieux au commun. Car le FN ou le RN, ce que veulent faire ces gens, c’est diviser, c’est défoncer nos espaces publics, c’est définir qui a le droit, qui n’a pas le droit de… J’ai la responsabilité d’un lieu et je ne lâcherai jamais l’idée que je veux qu’il continue à vivre, de manière encore plus viscérale. Qu’il puisse avoir tous les publics sur les plateaux, sur les scènes, dans nos écoles. Je ne lâcherai jamais. Et si demain on a un gouvernement RN et qu’il veut mettre les mains à l’intérieur de mon projet, je ne cèderai rien. Je ne cèderai rien face au RN. Et s’ils ne veulent plus, soit je rendrai les clés, soit ils viendront me les reprendre. Ce qui se passe là continuera de se passer.

 

Dans une tribune pour Libération, Ariane Mnouchkine, la fondatrice du Théâtre du Soleil, épingle la gauche et son propre cercle en interrogant ce que vous n’auriez pas bien fait…

Je dis qu’il est temps de travailler. Les constats, c’est bien, mais là tout de suite, on a besoin de force, de travailler. Avec tous les artistes dont je vous ai parlé, avec les jeunes qui sont dans les écoles, vraiment je n’ai pas le droit de lâcher, je ne peux pas être uniquement sur un constat d’échec. J’ai des publics que je veux aller chercher. A Strasbourg, c’est le début d’une aventure et cela va se faire dans une adversité à laquelle je ne m’attendais pas. Je suis très en colère par rapport à la dissolution. Ce n’était pas le moment de nous enlever trois ans de vie (ndlr : en référence à la présidentielle 2027). Je ne comprends pas. Donc j’entends ce que dit Ariane mais je pense que ce n’est pas le moment.  

 

Recueilli par Florian Dacheux

* Avec Lola Arias, Jeanne Balibar, Andréa Bescond, Boris Charmatz, Baro d’evel, Camille Etienne, Corine Masiero, Alexis Michalik, Caroline Guiela Nguyen, Joey Starr, Agnès Tricoire, Clément Viktorovitch, et beaucoup d’autres artistes et personnes issues de la société civile, du secteur public, syndical, politique et associatif. À l’initiative du Festival d’Avignon. En coopération avec la Ville d’Avignon, Avignon Festival & Compagnies, la CGT-Spectacle, le Syndeac, les artistes du Festival d’Avignon et de nombreux acteurs de la société civile.

 

Une nuit de mobilisation contre l’extrême droite à l’initiative du Festival d’Avignon.

 

Cette nuit des arts, de la pensée et du débat se déroulera dans la nuit du 4 au 5 juillet dans la Cour d’honneur du Palais des papes, à l’issue de la représentation de DÄMON – El funeral de Bergman d’Angelica Liddell, à partir de 0h30 et jusqu’à l’aube.

Florian Dacheux