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Juin / 15

RENCONTRE AVEC SHIRLEY SOUAGNON

By / akim /

«On ne va pas leur expliquer pourquoi ils ont des privilèges»

Un an après la sortie du livre-manifeste Noire n’est pas mon métier, Shirley Souagnon poursuit sa quête de liberté. Attachée à son indépendance, l’humoriste franco-ivoirienne cultive une certaine idée de l’auto-dérision. Douze ans après ses débuts, cette entrepreneuse loin des stéréotypes ne manque ni de projets ni d’idées pour faire avancer les mentalités. Entretien en bord de Seine, au Comedy Club du Jardin Sauvage à Paris, où se tient la dernière édition de son podcast enregistré en public ce dimanche 16 juin à 21h.

Rencontre avec

SHIRLEY SOUAGNON

Vous faites partie des pionnières du stand-up en France, avez réalisé en 2016 un documentaire à ce sujet avant d’organiser l’an passé Debout Paris, le premier festival de stand-up de la capitale. Comment ça va du côté de l’humour ?


Cela prend une tournure de plus en plus intéressante. Forcément, je vieillis, et ce que je vis est plus intéressant. La façon que j’ai de réfléchir est plus mature. Je suis moins pressée d’être drôle. Car, en vérité, les vannes, pour moi, c’est une excuse pour dire des choses mais il faut les twister en punchline tout le temps afin que le massage passe fort. Ce qui fait marrer un public c’est la sincérité que tu vas avoir à l’instant T.

 

Vous avez une expérience au cinéma et en télévision. Malgré tout, on ressent que la scène reste votre jardin…

C’est surtout le fait d’écrire soi-même, de maîtriser ce que je dis. Quand quelqu’un écrit un texte et que tu dois le dire, c’est une autre musicalité. J’adore mais j’ai moins envie de le maîtriser. Par contre, la réalisation, ça me parle. Le fait d’être derrière une caméra, j’aime beaucoup. J’aime jouer mais il faut être disponible pour l’exercice du casting et en vérité ça me fait chier. J’ai l’impression d’être dans un entretien d’embauche. Je n’aime pas. C’est pourquoi je suis ma propre patronne. Je comprends que ça plaise à d’autres mais j’ai quand même l’impression qu’aucun comédien n’aime le casting.

Vous avez grandi à Savigny Le Temple après un passage par Asnières-sur-Seine, la Sarthe ou encore la Picardie. Dans cette France plurielle où le racisme demeure, avez-vous subi des discriminations ou les avez-vous occultées ?

À l’instant où tu arrives dans la société, tu ne peux pas le voir en face, c’est comme un mini-viol de l’esprit. Il y a un moment où ça frise. C’est le même conditionnement étant enfant quand tu entends des trucs comme tu fais pipi noir ou tu vis dans les arbres en Afrique. Tu te dis pourquoi les gens me voient comme ça. Qui suis-je ? Tu ne te sens pas comme un être humain. Une ex m’a dit que j’avais de la chance que mon égo me protège de cette violence du monde extérieur. Du coup je suis juste dépressive souvent. Je m’ennuie. Mais ce n’est pas un ennui non maîtrisé. J’essaie d’en faire un truc intéressant. En fait, ce que tu représentes dans la société, tu ne le sais pas. Quand tu arrives dans la société, c’est comme dans un jeu de société. Tu comprends les règles au fur et à mesure. Plus tu joues, plus tu comprends. Tu te casses la gueule souvent, tu perds, tu vas souvent en prison, puis tu ressors et tu dis, ok, j’ai compris comment il faut jouer pour ne pas perdre. Tu comprends en arrivant dans la vie adulte que tu es noire, que tu es une femme, que tu es lesbienne. Jouer au jeu de la vie, c’est comprendre quel maillot tu portes, qu’est-ce qu’il représente et comment tu peux jouer d’autres cartes face à ce maillot que l’on t’a imposé. Sortir de ce jeu, c’est très dur. Je suis en plein dedans.

«Jouer au jeu de la vie, c’est comprendre quel maillot tu portes, qu’est-ce qu’il représente et comment tu peux jouer d’autres cartes»

C’est pourquoi vous avez intitulé votre dernier spectacle Monsieur Shirley ?
ÇA va plus loin que ça. Je pense que je suis autant un homme qu’une femme. Ce que l’on appelle le genre fluid. On me dit souvent que je ressemble à un gars et j’ai compris la transphobie qu’on pouvait avoir à mon égard. On a voulu m’assigner le maillot d’une femme auquel j’ai jamais cru depuis que je suis gamine. Le problème, ce n’est pas le fait de mettre des robes. Le problème, c’est que l’on me l’impose. Je n’ai jamais aimé qu’on me flatte, que l’on m’appelle ma puce. Le conditionnement féminin dans lequel on a voulu me mettre n’a jamais marché avec moi. Je ne suis pas ça.

«IL FAUT MONTRER QU'ON EXISTE. HONNÊTEMENT, ON N'EN EST PAS LOIN »

Les comédiens noirs sont encore largement absents des écrans et de la scène en France. Pourquoi est-ce si lent ?
Les Noirs aux Etats-Unis ont construit leur propre modèle économique. Comme ils ont imposé quelque chose, après les gens du milieu se sont dit qu’ils ne pouvaient pas faire sans eux. Il faut montrer qu’on existe. Honnêtement, on n’en est pas loin. Ce n’est pas aussi lent que ça. J’essaie d’être objectif par rapport à ce qu’il se passe. Pour moi, c’est toujours issu de cette même histoire, la colonisation, la façon dont on respecte l’Afrique noire. Tant que politiquement parlant on sera toujours dépendant, il y aura toujours ce malaise sur la population noire.

Faudrait-il former à la diversité les réalisateurs, les metteurs en scène, les producteurs voire les directeurs de casting pour rompre avec l’hypocrisie ?
Moi ça va. C’est à eux de faire leur travail. Il y a Google. Qu’ils se renseignent sur le monde. On ne va pas leur expliquer pourquoi ils ont des privilèges. A un moment donné, quand on l’a déjà dit plusieurs fois, on a affaire à des gens qui ne veulent pas le savoir, et donc il faut être dur avec ces gens-là car ils font aucun effort pour que le monde avance. Ce sont des gens qui ne sont pas soi-disant racistes mais qui en même temps ignorent le problème.

Revenons sur Noire n’est pas mon métier, un livre que vous avez publié avec quinze actrices aux éditions du Seuil en mai 2018…
Aissa Maïga a eu l’idée du livre. Elle nous a appelé et j’ai accepté. Le principal c’est que les gens ont compris ce que j’avais à dire. C’est très dur de déposer ses mots car d’habitude je les dis à l’oral. Par contre, il faut être hyper forte pour ne pas devenir noire. Il faut faire très attention à cette limite où tu milites et le moment où tu deviens le problème. C’est hyper dur de ne pas devenir le problème. Je parle des Noirs mais aussi de la communauté LGBT, des Asiatiques, entre autres. Il faut arriver à expliquer au monde qui n’est pas le sien qui on est sans devenir le problème que l’on évoque. On peut vite devenir que noire ou que lesbienne.

 

Pourquoi ne pas vous réunir pour produire un film ensemble ?
J’ai justement écrit un scénario et je suis en train de démarcher des financeurs. Nous organisons aussi plein d’opérations pour faire avancer les choses avec des associations autour de dédicaces, de débats et de rencontres au Natural Hair Academy mais aussi au Musée National de l’Immigration. Un documentaire va sortir dans les prochains mois sur Canal +. Aissa Maïga le réalise. Cela parle de la condition des Noirs et des Non-Blancs dans le monde par rapport au cinéma. Elle est partie poser des questions à d’autres acteurs, notamment aux Etats-Unis et en Afrique du Sud.

«Cet été, ma chaîne Youtube continue avec plein de nouveaux programmes dont Comédie Française d’Afrique»

Qu’est-ce qui vous attend prochainement ?
Dimanche 16 juin, on fait la dernière du podcast au Jardin Sauvage, une émission diffusée en live sur ma chaîne Youtube. J’avais envie de faire d’autres formats en montrant comment on en arrive à un stand-up. C’est en discutant avec ses potes, en étant soi-même, en parlant de tout et n’importe quoi, en donnant nos impressions, nos réflexions, en échangeant, en grandissant avec ces réflexions. Cet été, ma chaîne Youtube continue avec plein de nouveaux programmes dont Comédie Française d’Afrique où plein d’humoristes vont venir parler de ce que leur évoque ce titre d’émission. On va parler de la colonisation, de l’esclavage, des privilèges blancs. En septembre, j’ouvre ma propre salle de spectacle, le Barbès Comedy Club, dans le 18ème arrondissement de Paris, en plein cœur de la Goutte d’Or, et je suis super contente.

 

Recueilli par Florian Dacheux

akim