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Mame-Fatou Niang : cette fresque doit être retirée de l’Assemblée Nationale
Début avril 2019, l’opinion publique française découvre que l’Assemblée Nationale abriterait depuis 1991 un tableau jugé raciste par de nombreux acteurs, supposé commémorer l’abolition de l’esclavage. Une pétition initiée par Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau circule sur internet pour en demander le retrait. Retour sur une affaire qui fait couler beaucoup d’encre .
Avant de parler de la pétition et du débat en cours, qui êtes-vous Mame-Fatou Niang ?
Je suis enseignante chercheur au département de Langues Modernes à Carnegie Mellon University (Pittsburgh, Pennsylvanie) et également réalisatrice. J’ai réalisé le film Mariannes Noires (2016), qui traite du vécu des femmes noires dans la France d’aujourd’hui. A l’origine, j’étudiais l’anglais à l’université Lyon II, et je suis arrivée au Etats-Unis au gré d’une année de perfectionnement. J’y ai découvert les Black Studies, Frantz Fanon et tous les auteurs français afro-descendants qui ne m’avaient pas été proposé dans mon parcours scolaire en France. Et à ce moment, il m’a paru évident de changer de sujet de thèse, et de lâcher l’analyse de Virginia Woolf pour celle de la présence noire dans la France contemporaine.
D’où est partie cette affaire du tableau de Di Rosa à l’Assemblée Nationale ?
J’ai été invitée à présenter mon film à l’assemblée nationale le 10 mars dernier. En arrivant sur les lieux, j’ai tout simplement été frappée par la présence de cette fresque censée commémorer l’abolition de l’esclavage. Je n’ai d’abord pas compris le sens de ce que je voyais, j’ai eu le réflexe de prendre une photo et d’échanger avec mon cercle privé sur l’exposition de cette œuvre dans un lieu de pouvoir. Les réactions étaient unanimes et à chaque fois, mes interlocuteurs de tous bords étaient choqués par l’image associée au lieu. J’ai partagé cela dans un tweet auquel une élève ayant visité l’assemblée a réagi dans le même sens que moi. Je me suis alors dit que je ne pouvais pas laisser cela demeurer. Le tableau y a été accroché en 1991 et tous les élèves s’étant rendu sur place depuis lors ont eu à le voir dans ce contexte. J’ai donc contacté mon collègue Julien Suaudeau, écrivain et professeur au Bryn Mawr College, à Phildelphie. Nous avons décidé de rédiger un texte couplé à une pétition demandant le retrait de la fresque.
Quelle est la teneur des réactions depuis une semaine ?
Je m’attendais à une déferlante. Néanmoins certaines choses interrogent, par exemple le fait qu’on tente de discréditer notre discours en le présentant comme émanant de « militants anti-racistes auto-proclamés » comme l’a dit un article de France Culture ce matin, ou en invisibilisant Julien. Les réactions se concentrent sur moi, j’ai reçu plus de mille tweets d’insultes en moins d’une semaine, les classiques « guenons » et autres, sans compter des représentants officiels qui me qualifient « d’inculte de banlieue ». Mon collègue en revanche n’en a reçu qu’une seul, qui le traite de collabo. Ce qui gêne c’est qu’une femme noire questionne le système, ça dit aussi la force du mécanisme dans lequel la France est engluée. Personne ne prend le temps d’analyser le sens de notre critique qui ne se porte pas sur l’œuvre de Di Rosa, mais sur le mécanisme qui a permis qu’on le sélectionne avec cette oeuvre dans ce contexte, et que cela perdure pendant 28 ans.
On assiste aujourd’hui dans la presse française à une conversation à une voix, dans laquelle on explique à ceux qui reçoivent de manière violente cette image qu’ils n’ont rien compris, qu’on ne peut pas museler l’art. Di Rosa nous rétorque même qu’il ne s’attendait pas que la critique vienne du camp qu’il a défendu… comme s’il était le sujet en tant que personne. On déplace le débat sur la satire, la censure, la place de l’art et notre incompétence à penser ces problématiques. Aujourd’hui la France en tant que système se montre incapable de recevoir la moindre critique sur sa façon de gérer ces questions. Le monde regarde la France qui se regarde elle-même s’engluer avec ses minorités visibles sans savoir comment réagir de façon correcte. L’assemblée nationale ne s’est pas manifestée envers nous, elle a juste répondu à un média réunionnais de façon très officielle, en disant qu’ils étudient la question de retrait de l’œuvre.
Avez-vous l’impression que vos dénonciations portent ?
Elles ont le mérite d’occasionner un débat, d’ouvrir des pistes de réflexions. Autant la presse française parle d’une seule voix, autant les gens qui reçoivent la polémique réfléchissent et ne se laissent pas berner. Je vois passer des réactions qui me rassurent et ce de toute part. Les gens se disent quand même qu’il y a un souci. Je suis consciente du fait qu’on ne change pas un système en quelques semaines, mais cette action vise à contribuer à amorcer ce changement auquel travaillent de nombreuses personnes ici en France.
En revanche bien avant la pétition, j’avais montré la fresque lors de colloques ou autres rencontres dans les universités aux Etats-Unis, en Angleterre ou au Brésil, et je peux vous dire que les réactions sont unanimes. Tout le monde convient qu’il y a un sérieux problème sur ce sujet en France. Vous ne trouverez personne pour soutenir la position que s’efforce de tenir l’intelligentsia française. Ils sont tellement centrés sur eux-mêmes qu’ils ne voient pas que c’est le pays entier qui se discrédite avec de tels agissements
Que répondez-vous à l’argument qui consiste à dire que c’est le style de Di Rosa, que ses personnages sont toujours caricaturaux ?
Je pense qu’on a assisté à une chaîne de défaillances qui vont de sa sélection pour illustrer cette commémoration, à l’incapacité de l’institution à voir que cette œuvre n’était pas adéquate dans ce contexte. Cela prouve à quel point nous sommes tous victimes de l’imagerie collective dépréciative à l’égard du Noir. L’artiste même aurait pu se dire que sa manière d’illustrer le sujet est inappropriée et paresseuse. Lorsque j’ai montré online l’image de Sambo (personnage afro-américain caricatural) pour incarner mon propos, on m’a accusé de photo-montage. Les gens ne sont pas conscients que ces images existent depuis des siècles et ont eu un impact. On prétend que ces caricatures ou le concept du black-face ne concerneraient que les USA. Le corollaire français de Sambo, c’est Banania, le Clown Chocolat. On les retrouve dans les représentations des Noirs dans la publicité, dans Tintin, dans Astérix. On a tous été soumis à ces images et ce n’est pas anodin. Les Etats-Unis sont loin d’être un paradis, mais ils ont l’honnêteté de faire face à leur histoire au moins.
En conclusion, quelle suite allez-vous donner à tout ça ?
On maintient la pression. Comme dit précédemment, le monde regarde la France s’engluer dans une défense stérile et irrationnelle de cette œuvre et de son artiste. Ce pays sortirait grandi du décrochage et d’un véritable questionnement sur son rapport à son histoire, à ses minorités.
Propos recueillis par Bilguissa DIALLO
Pour accéder à la pétition cliquez ici.
Mariannes Noires : https://www.mariannesnoires.com/