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Juin / 01

Le mouvement anti-esclavagiste à Lyon aux XVIII et XIX ème siècles

By / akim /

Longtemps surnommé « le curé des Minguettes », le père Christian Delorme est prêtre dans la région lyonnaise. Il a co-initié la Marche pour l’égalité en 1983. Très engagé dans le dialogue inter-religieux ou pour les droits des Tibétains, il a écrit plusieurs ouvrages, notamment sur Martin Luther King et Gandhi, ainsi que des livres-dialogues comme Nous avons tant de choses à nous dire avec Rachid Benzine ou Quartiers sensibles avec Azouz Begag. Il publie en 2016 L’Islam que j’aime, l’Islam qui m’inquiète chez Bayard.

Le mouvement anti-esclavagiste à Lyon aux XVIII et XIX ème siècles (extrait)

Lyon n’étant pas une ville maritime, elle fut heureusement préservée, aux temps du « commerce triangulaire », de la tentation de s’enrichir grâce à la traite des esclaves noirs, ce qui ne fut pas le cas – chacun le sait – de villes comme Bordeaux et Nantes. En revanche, aux XVIII ème et XIX ème siècles, les habitants de la deuxième ville de France de ce temps ( la seule agglomération, après Paris, à compter plus de 100 000 habitants ) ne sont pas restés indifférents aux débats concernant l’abolition – ou non – de l’esclavage des Noirs dans les colonies françaises qui animèrent la vie intellectuelle et politique de la France. Au moment de la Révolution française, quand il fut question de la « première abolition » par la Convention et l’Assemblée nationale ( 4 février 1794 ), puis au milieu du XIX ème siècle, quand fut mise en débat une possible « deuxième abolition » ( celle, définitive, qui fut proclamée le 27 avril 1848 par la Deuxième République ), une partie du peuple de Lyon et une partie de son intelligentsia se mobilisèrent de manière favorable. C’est ainsi que, dans cette cité, se firent entendre, à la fin du XVIII ème siècle et dans la première partie du XIX ème siècle, d’une part la voix d’une des principales figures abolitionnistes françaises, celle du pasteur Benjamin-Sigismond Frossard, d’autre part celles des époux Poivre: le botaniste et philosophe Pierre, et sa femme Françoise Robin. Trois personnalités presque totalement oubliées de la mémoire collective lyonnaise, quand bien même un certain nombre d’évènements ont été heureusement programmés, en 2019, à Lyon et à Saint-Romain-au-Mont-d’Or, à l’occasion du tricentenaire ( 1719-2019 ) de la naissance de Pierre Poivre. Ce court article a la seule prétention de raviver un peu le souvenir précieux de ces moments et de ces personnages.

Lyon fête la Liberté des Noirs en 1794

 

Proclamant haut et fort la valeur suprême de la liberté, la Révolution française ne pouvait pas ne pas s’interroger sur la liberté des esclaves noirs des colonies françaises, comme sur la citoyenneté des « hommes de couleur libres », puisqu’il en existait déjà, dans les colonies mais également sur le sol de la République (quelques uns à Lyon sans doute aussi, mais encore faut il en trouver les preuves! ). Des débats serrés eurent cependant lieu sur ces sujets, comme sur celui de la citoyenneté des Juifs, entre les députés montagnards et conventionnels, et au sein de chacun de ces groupes. C’est au cœur de ces débats que s’illustra très vite un personnage dont nous parlerons davantage un peu plus loin: le pasteur protestant Benjamin-Ségismond Frossard, un pasteur suisse installé à Lyon depuis 1777 (1). Cet homme écrivit, en effet, un des plus importants ouvrages consacrés à l’époque à ce sujet : « La cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée, portée au Tribunal de la Justice, de la Religion, de la Politique », qui fut publié en deux volumes à Lyon en 1789, à l’Imprimerie d’Aimé de la Roche (2). Par ailleurs, les archives publiques ont conservé de lui un plaidoyer adressé à la Convention nationale, le 12 décembre 1792 de l’an I de la Révolution française, « sur l’abolition de la traite des nègres » (3). Mais ce qui est aussi fort intéressant et heureux, c’est que cet homme n’était pas le seul à Lyon à porter de semblables idées abolitionnistes. Ainsi connait-on un vœu émis en 1791 par la section de Lyon de la Société des Amis de la Constitution ( ou Club des Jacobins) , à l’adresse du Gouvernement, ainsi rédigé :

 

« Les Noirs sont nos frères et leurs défenseurs sont nos amis, et nous nous flattons que vous nous accorderez cette affiliation, qui, en nous unissant, nous placera sur le champ de bataille, pour combattre avec vous ces hommes durs et cruels, dont l’avarice ne rougit point de trafiquer de leurs semblables, qui y font commerce de l’oppression; votre zèle nous y tiendra lieu de moyens, vous pouvez y compter, ainsi que sur notre estime et notre parfait dévouement » (4).

 

Finalement, le 16 pluviôse an II de la République ( 4 février 1794 ), la Convention nationale publia le Décret 2262 ainsi libellé : «  La Convention nationale déclare que l’esclavage des Nègres, dans toutes les Colonies, est aboli ; en conséquence elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français, et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution. Elle renvoie au Comité de Salut Public, pour lui faire incessamment un rapport sur les mesures à prendre pour assurer l’exécution du présent décret ».

 

A la suite de cette proclamation d’abolition, des fêtes révolutionnaires célébrant l’émancipation des Noirs eurent lieu dans vingt-cinq villes de France, lesquelles célébrations ont été particulièrement étudiées par l’historien Jean-Claude Halpern (5). Lyon fut une de ces villes, quand bien même la situation de la cité était alors compliquée puisque, à la suite du soulèvement de la ville contre la Convention nationale, et le siège et les bombardements par l’armée de la Convention qui s’en suivirent entre le 22 août et le 9 octobre 1793 ( 65 000 hommes envoyés contre moins de 10 000 insurgés ), un décret du 12 octobre 1793 avait déclaré : «  La ville de Lyon sera détruite… Le nom de Lyon sera effacé du tableau des villes de la République. La réunion des maisons conservées portera le nom de Ville Affranchie… Il sera élevé sur les ruines de Lyon une colonne qui attestera à la postérité les crimes et la punition des royalistes de cette ville avec la mention suivante : Lyon fit la guerre à la Liberté. Lyon n’est plus » (6). La chute de Lyon ( dont le soulèvement n’avait pas été le fait des seuls « royalistes » mais aussi de républicains refusant les dictats de Paris ) entraina une répression féroce et sanglante, au cours de laquelle plus de 1 900 Lyonnais furent massacrés ( canonnés, mitraillés, fusillés, guillotinés ) et, pour partie, jetés au Rhône (7). C’est pourquoi on peut s’étonner de manière heureuse, en découvrant que les habitants de la « Ville Affranchie » furent néanmoins capables de se réunir, le 10 mars 1794, pour fêter la fin de l’esclavage dans les colonies et l’accession des Noirs à l’égalité et à la citoyenneté, lors d’une grande « Fête de l’Egalité ». On dispose de la relation de cet événement que firent, le lendemain, à la Convention, trois de ses représentants qui y participèrent ( Joseph Fouché, Jean-Nicolas Méaulle, et François-Sébastien de Laporte ), et de l’allocution que prononça ce jour le comédien Dorfeuille ( Antoine Gobet de son vrai nom ), président du Tribunal Révolutionnaire de Lyon (8). Voici un extrait du compte-rendu des trois envoyés:

 

« La justice a bientôt achevé son cours révolutionnaire dans cette cité rebelle. Il existe encore quelques complices de la révolte lyonnaise; nous allons les lancer sous la foudre. Il faut que tout ce qui fit la guerre à la liberté, tout ce qui fut opposé à la République ne présente aux yeux des Républicains que des cendres et des décombres.

« C’est sous les tombeaux de l’orgueil révolté et des privilèges oppresseurs que nous venons de célébrer la fête de l’Egalité et de proclamer sous les voûtes du ciel votre décret qui brise les chaines de l’esclavage et appelle les hommes de toutes les couleurs à la jouissance de la liberté. En vain, les tyrans se liguent pour enchaîner le peuple, la nature est plus forte qu’eux; ses lois retentissent dans tous les cœurs; elles agissent d’un pôle à l’autre avec la même énergie; elles entrainent tous les êtres que l’univers embrasse dans son immensité. ( … ).

« Nous avons vu ce même peuple pénétré d’un sentiment profond, attendri jusqu’aux larmes, à l’aspect du malheur et de la vieillesse élevés dans un char, escortés honorés par la représentation nationale.

« Ce n’est donc pas sans fondement que nous osons vous annoncer que le peuple de la Commune Affranchie, méritera bientôt d’être compté au nombre des enfants de la République et de rentrer dans ses lois » (9).

L'AUTEUR

Christian Delorme

pere.delorme@gmail.com

Mai 2019.

(1) Pierre Blanc : « Un pasteur du temps des Lumières : Benjamin-Sigismond Frossard », Editions Honoré Champion, Paris, 2000.

(2) Benjamin-Sigismond Frossard : « La cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée, portée au Tribunal de la Justice, de la Religion, de la Politique », Imprimerie d’Aimé de La Roche, deux volumes, Lyon, 1789. L’édition originale est illustrée d’un frontispice allégorique gravé par Charles Boily d’après Pierre Rouvier, qui représente un groupe d’esclaves noirs prosternés devant une femme couronnée, allégorie de la France. Celle-ci tient la main de l’un d’entre eux et leur déclare : « Soyez libres et citoyens ».

(3) Benjamin-Sigismond Frossard : « A la Convention nationale sur l’abolition de la traite des nègres », Paris, le 12 décembre 1792, An I. Document d’origine réédité à la demande par les Editions en ligne Chapitre.com.

(4) Jean-Daniel Piquet : « L’émancipation des Noirs dans la Révolution française: 1789-1795 », Editions Karthala, Paris, 2003.

(5) Jean-Claude Halpern : « Les fêtes révolutionnaires et l’abolition de l’esclavage en l’an II », in « Les abolitions de l’esclavage, de Sonthonax à Schoelcher, 1793-1794-1848 », Presses Universitaires de Vincennes, Editions de l’UNESCO, Paris, 1995.

(6) Edouard Herriot : « Lyon n’est plus plus », trois volumes, Librairie Hachette, Paris, 1937-1939.

(7) Il existe un mémorial des martyrs lyonnais de 1793, dans la crypte d’une chapelle érigée 147, rue de Créqui, Lyon 6 ème, qui renferme un impressionnant ossuaire de ces victimes de la Terreur. Par ailleurs, on trouve la liste des personnes exécutées à Lyon entre janvier 1793 et octobre 1794 dans l’ouvrage « La peine de mort à Lyon », coordonné par Robert Vial et publié par les Editions Mémoire Active, Lyon, 2013.

(8) Collectif : « La révolution française et l’abolition de l’esclavage. Textes et documents de 1770 à 1801 »,  tome 5 ( sur douze volumes ), EDHIS, Paris, 1968.

9) Cité par Jean-Daniel Piquet : « Le Comité de Salut Public et les fêtes sur les libertés des Noirs : Châlons-sur-Marne, Lyon, l’Etre Suprême à Paris », in Annales historiques de la Révolution française, n°316, pp 348-354, 1999.

akim