Juin / 05
Soufyan Heutte et Marc Chebsun ont, chacun, situé leurs derniers romans sortis en novembre 2024, dans un univers suprémaciste blanc au centre d’une sinistre actualité. Deux textes fictionnels mais très documentés.
Ultra droite, la menace terroriste
Pourquoi avoir ancré vos deux derniers romans dans l’univers suprémaciste ?
Soufyan Heutte : Pour moi, cela découlait d’une urgence, un besoin impérieux de parler d’un phénomène qui ronge notre société, la banalisation de l’islamophobie dans les discours politico-médiatiques. Je voulais mettre en scène les conséquences d’une telle banalisation. Si la masse recevant ces discours développe une image péjorative de l’islam et des musulmans, une frange, déjà radicalisée, va s’en saisir pour passer à l’acte. Et les deux attentats terroristes de ces dernières semaines en sont l’illustration. Effectivement, lorsque des discours matraqués en boucle sur toutes les chaînes d’info désignent une partie de la population comme responsable de vos problèmes, il n’est pas étonnant que l’on tente de résoudre ce problème, en l’éliminant. Cette ultradroite est déjà ultra préparée avec ses camps d’entrainement paramilitaire – organisés avec leurs homologues européens- leur phagocytage du milieu MMA (sport de combat), leur pratique du tir et, enfin, leur structure groupusculaire qui attire les plus jeunes. En réalité, tout était en place pour avoir ce genre de drame. Dans mon polar, l’enquête n’est que prétexte, c’est une biopsie de notre société.
Marc Chebsun : Le racialisme, comme la misogynie, l’homophobie ou l’exclusion sociale sont des moteurs psychologiques et narratifs dont on aurait tort de se priver car, y compris quand on situe son histoire dans des milieux ultra, les extrêmes racontent les obsessions qui hantent toute une époque, le vacillement des individus, la fragilité comme la force des victimes.
Qui sont les suprémacistes décrits dans vos livres respectifs?
Soufyan : J’ai voulu ajouter du fictionnel à leur présence. Je me suis inspiré d’un bar identitaire de Lille, la Citadelle (fermé depuis par l’ancien ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin). Je décris un trio qui ressemble davantage aux skinheads de This is England. J’ai voulu les humaniser, ne pas les caricaturer, mais mettre en relief leurs peurs. Car, cette haine provient (ou est alimentée) par une peur. Celle de disparaître, de se faire grand-remplacé. Et cette terreur interne leur commande d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Ainsi, mes personnages sont totalement fictifs, mais leurs ressorts motivationnels sont plus que réels.
Marc : Je parle surtout des accélérationnistes, ceux qui veulent accélérer la guerre raciale, et non pas la « guerre civile » comme je l’ai entendu hier sur différents plateaux TV. Il faut être précis : les mots civil, civique, citoyen n’ont aucun sens pour eux. Leurs cibles sont les populations non-blanches, qu’elles soient citoyennes ou migrantes. Le recrutement se fait désormais sur la base du masculinisme, c’est comme ça qu’ils draguent en quelque sorte. Leur racialisme blanc (antisémite, islamophobe, anti Noir, Arabe, Turc, Asiatique) se construit aujourd’hui sur la base de ce mal commun, le masculinisme. Les accélérationnistes veulent accélérer la guerre raciale car, selon eux, elle est indispensable et inévitable. Ils encouragent les meurtres individuels, les loups solitaires comme les médias les appellent qui peuvent, certes, être solitaires dans leurs actes mais bien reliés à une idéologie commune, donc à une forme d’association de malfaiteurs liés à une entreprise terroriste. Dans mon roman, je les ai situés dans une région peu propice à leur idéologie (le Pays basque) et je montre comment ils trouvent, y compris dans la culture historique et littéraire locale, des moteurs de leur haine et de leur détermination.
Le côté « livre augmenté » de Rap au vif (accessible par QR codes en fin de texte) renvoie vers des vidéos mettant en scène des plateaux télé de chaînes infos, commentant les meurtres islamophobes qui se succèdent dans ton roman…
Soufyan : Mon intention était de rendre poreuse la frontière entre fiction et réalité. Ainsi, j’ai repris les codes de divers médias (BFM, talk-show, Snap, Twitch) pour rejouer des séquences médiatiques réagissant aux meurtres en cours dans mon récit. Le but est de créer une mise en abîme pour dénoncer les discours incendiaires qui ont, pourtant, largement pignon sur rue. Il est malheureux que les derniers drames aient reproduit, parfois mot à mot, les discours présents dans les courts métrages. Le parallèle est saisissant et j’espère qui nous donnera à réfléchir.
La littérature a-t-elle un devoir d’alerte ?
Soufyan : J’aime à dire que l’on ne peut pas ne pas être engagé. Que l’on soit auteur ou non. Un auteur, c’est avant tout un style, mais il se doit d’avoir un propos, d’être un propos. Un auteur partage sa réflexion ou ce qu’il juge digne d’être lu avec le public. La fiction nous donne l’avantage de laisser courir notre imagination, alors sonner l’alerte est d’autant plus facile. Mon récit s’ancre dans notre société française contemporaine. Ne pas parler de ce qui la gangrène aurait été coupable. Le but d’écrire un livre n’est pas seulement de vendre un livre, sinon épargnons aux forêts cette débauche de papier. On écrit pour se faire entendre, on écrit pour que d’autres lisent ce que l’on pense. J’ai un ami rappeur, Sameer Ahmad, qui me dit souvent qu’on écrit, pour ne pas oublier. Et effectivement, l’écrit est venu d’un besoin d’archivage. Mon écriture est un cri d’alerte.
Marc : Je n’aime pas trop l’idée du devoir ; par exemple je n’aime pas l’expression Devoir de mémoire. Tout est question de choix. Pour moi, c’est évident : les imaginaires se nourrissent du réel, y compris dans le fantastique, le polar… Pourquoi certains réels sont-ils plus absents que d’autres ? Ce n’est pas tellement aux auteurs-es qu’il faut poser la question mais surtout aux éditeurs, aux programmateurs, aux émissions culturelles. La littérature est bien évidemment un moteur d’alerte.