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Mar / 09

Plaga, une nouvelle de Nilenhya

By / Marc Cheb Sun /

Une Histoire racontée par Nilenhya

Autrice, illustratrice. Photo : Flavien Dareau.

PLAGA

par Nilenhya

 

 

 

 

1.

Le fléau

La nuit s’annonce moite et la chaleur intense sous le masque. La buée des lunettes, voile mystérieux, produit d’infimes goutelettes qui commencent à couler le long des verres. Le corps est maintenant trempé sous le cuir et le souffle se fait court. Les épices du bec n’arrivent même plus à masquer l’odeur de beurre rance produite par les cadavres empilés dans les ruelles. Les pulsations cardiaques s’associent au bruit du bâton tapant à chacun des pas contre les pavés du sol.

Une intuition étrange lui fait accélérer la cadence. À travers le brouillard de sa monture, il peut distinguer deux corps enlacés. En posant son chapeau, il s’agenouille pour mieux distinguer les corps violacés, dans un soupir.

C’est une femme qui tient une fillette dans ses bras, serrée contre sa poitrine, dans un dernier geste protecteur. Les deux corps, encore tièdes, sont marqués par des bubons enflés.

« Ce n’est pas de ta faute. » lui chuchote la voix de la petite dépouille. Des larmes roulent sous le masque. À peine le temps de déposer un bouquet sur les deux victimes, qu’un craquement le sort de son délire.

Le crâne du rat vient s’écraser sur le sol, maculant alors de pourpre l’homme corneille. Le nuisible avait osé commencer à grignoter la chaussure de l’enfant. Il ne peut s’arrêter de frapper encore et encore jusqu’à ce que le rongeur soit transformé en bouillie.

L’homme jète son masque et tombe alors, genoux au sol, les mains levés vers le ciel, dans un hurlement affreux.

2.

Cauchemar

 La peur. Les battements du cœur qui s’accélèrent. Cette sueur froide et maligne coule le long du corps. Les yeux glacés sont remplis de terreur. Cette impression de vertige… Comme une impression de sortir de soi. Un brouillard, un tremblement, un séisme intérieur avant la paralysie totale.

Puis le feu qui consume tout. Cette douleur affreuse, si intense, horrible. Soudain, une odeur insupportable. C’est celle de la liquéfaction de la chair meurtrie qui tombe semblable à de la cire fondue. Impossible désormais de hurler. La frayeur court le long de l’échine du diable provoquant un frisson de dégoût.

La chute, enfin. Pas dans un terrier merveilleux pour une quête fantastique, plutôt dans un trou à rats putride. Arrive alors la résignation devant un destin tout tracé.

Happée par ce réveil brutal, à seulement deux heures du matin, baignée de larmes, Anna savait que la nuit serait mouvementée. Elle arrivait parfois à faire face pendant un laps de temps à ses angoisses en modifiant certains rêves. La trentenaire devait, pour ce faire, se représenter la plage.

La plongée dans les profondeurs marines l’anesthésiait. Son plaisir était d’entamer une danse respectueuse avec les êtres peuplant le monde du silence. Relever la tête et distinguer la lumière du soleil perçant la surface comme des milliers de paillettes. Remonter doucement pour s’étendre telle une étoile prise entre l’air et l’eau. Nager jusqu’à la plage, s’asseoir face à l’horizon en prenant quelques grains dans sa main. Tendre l’oreille pour se délecter du son apaisant des vagues. C’était sans doute ça le bonheur. C’est là qu’elle aurait voulu emmener Sarah.

3.

Sarah

 Sarah s’est retrouvée sous la contrainte confiée à ses tantes, sa mère n’étant plus qu’un cadavre au bord du précipice de l’autodestruction. Place alors au petit déchet qu’on ne prend même pas la peine de trier. Son géniteur, absent, échangea volontiers son rôle avec ces deux femmes trop jeunes, furieuses d’avoir à devenir si précocemment mères par procuration.

Telle une attaque à l’acide en plein visage, les yeux de Sarah étaient rougis, prêts à s’évaporer. Même ses cheveux semblaient ternes, déshydratés. Elle avait enfin parlé. Le compagnon de sa tante chez qui elle vivait désormais lui passait régulièrement le couteau devant la langue, lui susurrant « Si tu dis quoi que ce soit, je te la coupe ». Anna revoyait les courriers de signalements : il ne fallait surtout pas mettre Sarah auprès de cette famille. Il y avait même eu une ordonnance du juge dans ce sens. Au poids du changement de lieu de vie et d’école s’était ajouté celui de la culpabilité.

Ses « je t’aime Anna » prononcés du fond de son lit d’hôpital, les bandelettes autour de ses frêles poignets, stigmates d’une tentative de suicide pour échapper à son triste sort, repassaient en boucle dans la tête d’Anna.

Heureusement que Tom, son ami de longue date, était venu la soutenir. « Le ciel s’éclaircira après l’orage. » C’était son credo. Meurtrie mais pas encore résignée, elle savait que bien pire l’attendait.

 

 

 

4.

Des événements étranges

Sarah et son songe morbide étaient omniprésents les pensées d’Anna. La journée fila ainsi en demi-teinte. Sa seule motivation fut la perspective de passer une agréable soirée en compagnie de sa meilleure confidente : Marie. Elle se prépara donc à la hâte pour rejoindre son amie.

Mais en sonnant à sa porte, un étrange pressentiment l’envahit. Une douleur nette lui pinça la poitrine. Regardant par la fenêtre, la jeune femme aperçut une silouhette spectrale, lente et exténuée, qui donnait l’impression de s’éveiller. C’était pourtant son homologue ! Après cette longue marche de son hôte, la porte finit par s’ouvrir, accompagnée d’un grincement strident.

Heureusement, Anna savait vite s’adapter. « Salut ! Ça va toi ? » Leur relation ? C’était du pétrichor, cette douce odeur qui embaume l’atmosphère les jours d’averse. Pour toute réponse, elle ne réussit à obtenir qu’un hochement de tête, sans grande conviction. Son amie n’allait pas bien. Il fallait savoir pourquoi.

Les deux femmes s’installèrent dans le salon pour savourer un café. C’était le moment idéal pour se confier. La respectable dame abdiqua : elle était inquiète pour sa santé. Une démence sénile : voici ce qui perturbait notre octogénaire. Le temps qui passe ne lui faisait pas peur mais ne plus être maître du navire, elle en chavirait d’avance. Elle avait du mal à trouver le sommeil, se sentant constamment observée. Anna lui confia que tout ceci n’avait rien à voir avec son âge puisqu’elle même était en proie à des nuit agitées, notamment en période de stress. Les au revoir furent moins ternes que les bonsoirs.

Pourtant, les semaines s’écoulèrent dans cette ambiance morose, Marie diminuant un peu plus à chaque fois. Son regard bleu électrique était devenu fade, blanchi par la crainte grandissante, ses mains tremblaient de plus en plus. Ses absences de plus en plus fréquentes lors des réunions pour le chantier de rénovation du manoir du village auquel elles participaient toutes deux ne présageaient rien de bon.

 

 

 

5.

Démence 

Ce mardi, le téléphone avait sonné avec acharnement. Trois, quatre, cinq fois. Obligée de se précipiter pour sortir de la douche, à peine le temps d’enfiler une serviette. Impossible de ne pas reconnaître la voix de Marie. C’était comme un appel au secours. Anna se libérerait au plus vite pour aller la soutenir.

Un petit verre de vin et encore une douche (presque brûlante, ce sont les meilleures), il était temps d’aller chez sa voisine.

Prise d’un étrange fourmillement, sous la marquise de sa porte d’entrée, elle faillit faire tomber son téléphone. Quelqu’un venait d’arriver. En se retournant lentement, elle put distinguer deux hommes en blouses blanches. Le duo se mit à ricaner bruyamment derrière le portail. Les mains derrière le dos, semblables à des soldats au repos, ils étaient plantés là à la scruter comme une grenouille disséquée. D’un coup sec, ils poussèrent le portillon et foncèrent sur elle, seringues à la main. « Laisse-toi faire ! » Anna sauta dans son couloir, claqua la porte qui se verrouilla automatiquement. La poignée fut secouée dans tous les sens en vain. « Ouvre, petite salope ! » Boum ! Boum ! Le duo infernal tentait désormais d’enfoncer la porte. « J’appelle la police !

– On l’emmerde ta police ! » Pas de réseau. Elle courut jusqu’à la cuisine pour saisir un couteau. Boum ! Boum ! Boum ! Anna se tenait debout face à la porte, l’arme à la main, prête à se battre.

Crac ! Puis, plus rien. Anna se faufila jusqu’à la fenêtre. À travers les volets, on pouvait deviner une silhouette mais ça n’était pas celle d’un de nos deux sadiques. Entièrement vêtu de noir, le dos tourné, il se dirigeait à pas lents hors de la propriété. Elle s’approcha pour tenter de voir un peu mieux mais il tourna la tête de trois quarts. Un masque blanc orné d’un long bec.

Un sifflement la fit sursauter. Anna était tombée du canapé, vêtue seulement de sa serviette de bain, un verre de vin renversé à ses pieds. Elle se leva pour vérifier : la porte d’entrée était fermée. Son sac était dans le couloir, le portable à l’intérieur avec du réseau mais aucun appel.

Vingt heures déjà ! Personne en vue du côté de la fenêtre. Parfait. Tout lui revenait. Le vin lui était vite monté à la tête, elle avait alors décidé de se reposer quelques minutes sur son sofa. Mais la sieste fut plus longue que prévue : s’en était suivi cet affolant court métrage. Montant les marches deux par deux, elle jeta sa serviette dans la panière à linge. Une deuxième pour sécher ses longs cheveux bruns. Un rapide coup de brosse. Un léger maquillage. Jean, t-shirt, puis descente des marches à la même allure. Le bouquet de gui, censé apporter prospérité à son hôte, trônait sur la table de la cuisine. Le ciel était gris et tempêtueux, il fallait mieux prévoir une veste. Elle mit ses baskets, saisit les fleurs, son sac et sortit à la hâte.

Le temps du trajet, elle pensait encore au justicier de son rêve. Elle était déjà arrivée à destination, il faut dire que ça n’était pas bien loin. À peine eut-elle le temps de sonner, que la porte s’ouvrit. « C’est pas trop tôt ! » Retour à la réalité. Marie lui avait déjà pris le bouquet et toutes ses affaires. La bouteille de vin était déjà bien entamée. « Tu veux quelque chose ? » Il faisait très chaud dans la pièce, Anna n’avait pas forcément envie de trinquer. Elle se sentait encore un peu fatiguée par son cauchemar. Il ne s’agissait pas de s’endormir chez Marie. « Juste un peu d’eau, merci. »

Des frissons coururent sur la peau laiteuse d’Anna en réaction au regard dédaigneux que lui lança la vieille femme en lui tendant son verre. La pauvre convive ne comprenait rien à cet accueil sinistre. Assise dans son rocking chair, en face de la cheminée, Marie se secouait de plus en plus vite, répétant inlassablement des mots incompréhensibles. La lumière des flammes laissait transparaitre les cicatrices de brûlures dont elle avait été victime quelques années auparavant.

Anna se pencha un court instant en direction de la vieille femme pour étudier ce comportement inhabituel. La vue d’Anna commençait à se troubler : les prémices de céphalées qui ne tarderaient pas à envahir sa cervelle. Pas maintenant ! Malgré la douleur grandissante, Anna tentait vainement de trouver des explications cohérentes à cette attitude déconcertante.

Prise d’une frénésie biblique incontrôlable, la vieille femme se mit à réciter une prière apocalyptique mêlant diable, feu et mort. On aurait dit une introduction à une séance d’exorcisme. Quelques gouttes de sang tombèrent sur le parquet à cause de la pression exercée par la croyante sur son crucifix. « Bon, j’y vais ! » Les dents serrées, la brune remit son manteau et tenta d’embrasser la joue de Marie. Les cheveux hirsutes sous son voile, la fidèle, métamorphosée en gorgone, la repoussa, projetant au passage son verre au sol, bruit d’os brisés. Atteinte par la cruauté de ce geste, Anna se précipita pour récupérer ses affaires. Tout tourbillonnait autour d’elle. Avec peine, elle réussit à s’extirper de ce pandemonium.

L’ombre devint de plus en plus petite à mesure qu’Anna courait. Mais ses paroles étaient décuplées, habitées par une force incontrôlable. Elle voyait maintenant l’airain avec ses étendues glacées, elle pouvait respirer son odeur de soufre et entendre les gémissements des damnés. Elle faillit trébucher devant son allée, un poids chaud dans l’estomac.

 

 

 

6. 

La peine

 La jeune femme eut tout juste le temps d’aller aux toilettes qu’elle vomissait déjà tripes et boyaux. Tout tournait autour d’elle. La lumière triturait son crâne et les images du crucifix ensanglanté repassaient en boucle. Une aiguille semblait s’enfoncer dans son œil droit. Un, deux, trois, quatre coups de marteau. Nouvelles nausées. Lobotomisée, assise près de la cuvette, elle pouvait sentir ses pulsations cardiaques dans sa cervelle. Longue inspiration. Cinq, six, sept. Sa bouche était desséchée.

Détour par la cuisine pour prendre un comprimé avec un verre d’eau. Huit, neuf, dix. Son regard bloqua sur une magnifique bouteille verte posée sur le buffet du salon. « Et merde ! » L’absinthe à la main, elle monta les escaliers non sans grande difficulté.

Onze, douze, treize. Arrivée à la salle de bain, la lumière des bougies serait plus appropriée pour épargner ses yeux.. Elle avait envie de sonorisation. Après avoir récupéré la commande, elle disposa la fée verte au bord de la baignoire. Elle se déshabilla tant bien que mal et dévoila ainsi sa poitrine meurtrie par une cicatrice, témoin d’une erreur de jeunesse. Une fois le robinet atteint, la baignoire commença à se remplir. Elle se recroquevilla au fond de celle-ci. Elle grelottait. Dans une plainte atroce, elle éclata en sanglots. Ses dernières larmes coulèrent sur ses joues rejoignant ainsi celles du bain.

Une fois la baignoire remplie, elle put se servir du flacon vert. Le miel anisé dévala sa gorge et réchauffa son âme. Les paroles suaves et sensuelles associées aux parfums ambients lui firent fermer les yeux pour apprécier ce moment de volupté. La naïade ouvrit ses yeux cernés de perles pour admirer le ballet des flammes entrelacées au plafond. Encore quelques lichettes du précieux nectar.

Son pouls ralentit enfin. Elle s’allongea pour s’enfoncer progressivement dans les méandres de ce caldarium tant désiré. Les notes salvatrices, amorties par le bruit de l’eau, offraient un ronronnement salutaire. Complètement immergée, seules quelques bulles remontaient à la surface. Transportée par les sonars des cétacés, elle pourrait rester là, pour toujours.

 

 

 

7.

Le feu 

La chevelure d’Anna était encore imprégnée de l’étuve de la veille. Complètement nue sur son lit, elle était incapable de se souvenir comment elle avait atterri là. Elle se redressa avec peine, les yeux gonflés, le corps ankylosé, pour s’enrouler dans son drap bleu profond.. De la fenêtre de sa chambre, on pouvait voir une épaisse fumée ébène au loin. Direction la salle de bain pour un débarbouillage et un habillage rapide.

Une fois dans la cuisine, un café bien serré ferait l’affaire. Elle alluma la télévision tout en portant le contenu à ses lèvres charnues. « Terrible incendie dans la région. » Une fanfare de sirènes clama à l’extérieur. Une course de véhicules remonta la rue. Elle recracha sa boisson en manquant de s’étrangler quand la sonnerie du téléphone retentit : numéro inconnu. C’étaient les pompiers. Nouvelles nausées, nouveaux vomissements.

Une couverture de survie sur le dos, Marie avait l’air hagard. À bout de souffle, Anna parvint à se frayer un chemin pour la rejoindre. L’ondoiement de la sinistrée la chamboula. Les experts promirent de tout mettre en œuvre pour tirer des conclusions au plus vite. Elle fut emmenée en observation dans la clinique d’un ami de longue date.

En attendant, il fallait qu’Anna se vide la tête. Le manoir serait le parfait endroit pour tenter de profiter de cette journée de repos agitée. Les lieux abandonnés avaient toujours su captiver son attention. Là où l’oeuvre des hommes avait péri, la nature y reprenait ses droits dans un élan d’espoir d’une résurrection née des bouleversements. En avant pour trente à quarante minutes de marche.

Tout était calme : seuls résonnaient les chants mélodieux des rouges-gorges. La bise matinale était mordante. Heureusement, des morceaux de soleil perçaient à travers les épais nuages. En glissant les mains dans ses poches, elle ne put trouver mieux : sa paire de lunettes fumées ! Regard masqué, elle arpentait énergiquement les allées jusqu’à son objectif.

L’élégante demeure se trouvait là, au bout d’une impasse. Au rythme des croassements des corneilles, elle tapa le digicode qui permettait d’ouvrir un imposant portail en fer forgé. L’ambiance était délicieusement gothique. Le bruit des gravillons blancs sous ses pas faisait partie de ces sons qu’elle affectionnait tant : ça croustillait en elle comme des cacahuètes enrobées de caramel.

Après une inspection du bâtiment pour voir si tout allait bien, elle décida de se rendre dans la serre. On y trouvait de nombreuses variétés de plantes chéries par les bénévoles. Bercée par les essences de toutes sortes, elle s’attarda entre les palmiers et les bananiers comme pour se préserver de l’urgence du monde. Elle récupéra une orange qui semblait attendre d’être croquée. Au fond du terrain, on devinait une sublime roseraie, bordée par des pivoines en été. C’étaient ses fleurs préférées.

Revenue à l’avant du gentilhommère, la belle s’assit dans les escaliers. Elle enfonça ses ongles dans la peau de l’agrume pour le décortiquer. Après en avoir séparé minutieusement les quartiers, elle les porta un à un à sa bouche, ravie de ce butin.

Des rires se firent entendre au loin. La même sensation que l’ambiance des bords de plage. « Madame a sorti les lunettes de star ! » Tom, vêtu d’une tenue de sport et d’un bonnet, vint s’asseoir près d’elle. Anna souriait en silence. Il enchaina d’un ton ironique :

« Grosse forme !

– T’es con !

– Ouais, je sais. »

L’hilarité des enfants faisait résonance à sa pirouette. Impossible de s’ennuyer avec lui ! Anna posa la tête sur son épaule. Une magnifique petite blonde aux allures de poupée en porcelaine les observait derrière la clôture du château. Anna eut le temps de redresser la tête pour répondre aux salutations de la fillette. Un peu moins timide, la splendide figurine ne put retenir son envie de bavarder.

« Comment tu t’appelles ?

– Anna. Et toi ?

– Julie ! Tu veux jouer ?

– Avec plaisir ! »

Tom irradiait, attendri par cette complicité. Ils étaient restés de grands enfants. Un groupe de filles s’était approché à son tour pour donner les consignes. « Jacques a dit… Touche les cheveux d’Anna ! » La poupée aux yeux clairs s’exécuta sur le champ. Elle en profita pour lui chuchoter à l’oreille « Merci pour tout, Anna. »

Un spasme succéda à ces paroles. Plus personne aux alentours. Tom et les petits avaient disparu. Seul un mot écrit à la hâte sur un papier déchiré avait été déposé « Obligé de partir. Je reviens bientôt. »

 

 

 

8.

Cohabitation

Après une batterie d’examens réalisés par son fidèle ami le professeur Kennen, Marie put sortir de la clinique. Suite à de nombreux échanges téléphoniques, il avait été convenu avec l’équipe qu’ Anna accueillerait sa devancière pour quelques jours seulement. La jeune femme lui proposa de séjourner dans son bureau. Situé au rez-de-chaussée, c’était le plus pratique pour une femme de sa génération tout en gardant un peu d’intimité.

Après une longue journée de travail, le taxi avait déposé son invitée sur le pas de la porte, tard dans la soirée. Aucune d’entre elles n’osa parler ni du terrible incident ni de leur dispute. C’était sans doute trop tôt. Marie remercia longuement Anna pour son aide et son accueil, ce qui suffisait amplement pour le moment. La pauvre femme n’avait pu sauver que son missel, son crucifix et un album souvenir de ses années d’école. Elle les avait soigneusement déposés sur son couchage.

Epuisée, la survivante ne tarda pas à aller se coucher. Anna en profiterait pour réfléchir à cette histoire d’incendie. Un cognac ferait l’affaire.

On toqua à la porte. Tom ! Connaissant les dyssomnies de la douce, il se doutait qu’elle n’était pas encore couchée. Il faisait bon dehors malgré la saison. Ils pourraient tranquillement papoter sur le porche. Après une accolade, son verre à la main, elle referma discrètement la porte derrière elle.

« Tu veux quelque chose ?

– Non merci, ça ira. » Il se pencha pour sentir les vapeurs d’alcool.

« Je sais pas comment tu fais pour boire ça. » Elle s’assit en face de lui, un peu honteuse.

Ils restèrent là un bon moment à parler de tout et de rien. Quand ils se quittèrent, tard dans la nuit, la Lune était énorme. De sa chambre, elle pouvait admirer cette dame dans laquelle elle imaginait qu’une quantité astronomique d’âmes s’y étaient réfugiées.

Elles revenaient parfois pour lui signifier qu’elles seraient toujours auprès d’elle, et ce, malgré ses choix bons ou mauvais.

 

 

 

9.

 La rencontre

Un frisson parcourut son front puis sa nuque. Quelque chose était là, à la contempler. Anna transpirait désormais à grosses gouttes. La Lune éclairait désormais un léger filet dans la chambre. Elle ne se souvenait pas d’avoir tiré les rideaux. Quatre heures du matin : il lui semblait pourtant avoir dormi des heures et des heures.

Un petit craquement se fit entendre suivi d’une respiration intense. Il était là, en face d’elle. Elle réfréna une envie de hurler. Elle se redressa et couvrit sa poitrine avec la couette, situation gênante bien qu’elle pensa qu’on ne pouvait pas voir grand chose d’où il était. Colossal et déroutant, l’homme-oiseau déposa délicatement un objet au pied du lit. De son index, il lui fit signe de se taire. Elle finit par saisir l’interrupteur de la lampe de chevet.

Un flash intense pénétra sa cornée. C’était celui du détecteur automatique de mouvement. Allongée sur le plancher du porche, elle s’empara d’un mot disposé sous son verre de cognac « J’irai vous chercher au plus vite. En attendant, pas un mot à qui tu sais. » À quoi rimaient tous ces mystères ? Une clameur effroyable la sortit de ses réflexions. Elle faillit trébucher en se relevant, étourdie par une douleur crânienne provoquée par un coup.

La porte d’entrée, encore ouverte, donnait vue sur Marie. Elle tentait vainement de regrouper ses affaires balancées au sol. Son album ainsi que son chapelet avaient été dérobés par le criminel. Des pages de son missel avaient été arrachées. Cette fois-ci, tout était bel et bien réel. C’en était trop ! Anna voulait appeler la police, ce que refusa immédiatement la vieille dame. Elle préférait passer par ses propores contacts.

Marie passa une bonne heure enfermée à passer des appels. La vieille femme lui annonça qu’elle retournerait au plus vite chez le professeur Kennen car elle s’y sentait plus en sécurité.

Une fois seule, en se rendant dans sa chambre, quelle ne fut pas sa surprise de trouver un dessin sur le lit : le médecin bec y apparaissait, entouré de bleu prusse, seigneur pavanant parmi les damnés. Décidément, quelle horreur !

 

 

 

10.

Le châtiment

Sarah, recroquevillée dans un coin de la pièce, observait Julie, inerte, assommée par l’assaut de l’homme en noir aux gants de cuir. Après avoir menacé l’enfant de lui couper la langue si elle parlait de ses « petits jeux », le bourreau fit volte-face en direction d’Anna. Impossible de distinguer le visage de l’aliéné. « Petite salope ! Qu’est-ce que tu as bavé ? » C’était une voix insupportable. Il lui tendit une lettre manuscrite.

« Ma petite Anna,

Obligé de partir. Je reviens bientôt.

J’irai vous chercher au plus vite. En attendant, pas un mot à qui tu sais. » Signée T.

En se reculant, elle tenta d’ouvrir la porte en bois massif, sans succès. La clef scintillait au cou du psychopathe. Muni d’un cierge, l’homme se rapprochait dangereusement. Par peur, Anna trébucha au sol. Sa glotte aurait pu exploser tellement son agresseur, à cheval sur elle, appuyait dessus. La cire dégoulinait, brûlant au passage sa peau tendre.

De l’autre côté, une voix tonna « Ouvre ordure ! » Quelqu’un tentait d’enfoncer la porte qui finit par céder sous les chocs. Le prédateur écopa d’un coup de poing qui le mit KO. Anna en profita pour s’extirper du malade.

Une main l’aida à se relever. « Ça va ma puce ? » Tom était revenu ! Elle fondit en sanglots dans ses bras. La petite blonde étendue au sol ne respirait plus. Malgré une importante perte de sang, le cœur de Sarah battait toujours. Le feu avait commencé à mordre la moquette. « Sauve-toi, emmène Sarah, je… » Le jeune homme fut stoppé net par un coup de chandelier. La main de la petite Sarah dans la sienne, Anna entama une course interminable dans le labyrinthe de ce lieu sinistre jusqu’à ne plus rien sentir au creux de sa paume. « Sarah, non ! »

Des plaintes et des hurlements d’enfants résonnaient au loin à travers l’incendie. On pouvait discerner maintenant une dizaine de petits corps calcinés par les flammes. Seules restaient distinctes des grimaces abominables sur leurs visages charbonneux suppliciés.

Des larmes déferlaient le long des joues de la jeune femme, prostrée dans sa chambre, le portrait du médecin de peste toujours dans sa main. Elle sortit de sa commode les deux mots de Tom et s’effondra sur le sol.

 

 

 

11.

L’invitation

Marie avait raccroché le téléphone guillerettement. Le chauffeur la déposa devant ce qui était désormais son domaine.

Tom l’accueilla d’un audacieux baisemain. Avenant et jovial, il était rayonnant en ce mardi matin. Il lui proposa son bras pour qu’elle s’y appuie. Ils remontèrent ainsi l’allée du manoir tels une mère et son fils lors de la marche nuptiale. Ils allaient enfin pouvoir fêter la fin des travaux. Tom avait préparé du thé et quelques pâtisseries pour l’occasion.

Confortablement installée dans la banquette du petit salon, Marie ne cessait de complimenter les talents de l’éphèbe. Pendant que cette dernière croquait avec gourmandise dans les divers biscuits, Tom entama un long monologue sur la vitamine K1 essentielle à la coagulation sanguine. Après une pause pour éclaircir sa voix, il poursuivit son exposé au sujet des rodenticides, dérivés de la coumarine qu’il avait pris soin de cultiver en secret dans la serre. L’ancêtre toussa à cette révélation. Il lui demanda maintenant d’imaginer combien de vies auraient pu être épargnées jadis grâce à ces médicaments.

Prise de puissantes quintes, la vieille dame porta à ses lèvres un mouchoir devenu vermeil au contact de celles-ci. L’aïeule vomissait à présent le poison qui annihilait ses poumons. En lui arrachant son voile, le pugiliste se baissa pour lui chuchoter à l’oreille ces quelques mots : « Adieu, ordure. » Marie, prise de tremblements, s’abattit, le dos collé au sol, baignant dans ses expulsions.

Tom terminait tranquillement de boire le thé puis dégusta à nouveau une part de tarte. Après avoir pris le pouls de la vieille femme, Tom sortit de sa poche le crucifix qu’il lui avait confisqué quelques semaines auparavant. Il le trempa dans l’encre rouge pour graver sur le front du cadavre Plaga. En se râclant la gorge, il sortit un portable de sa poche qu’il glissa à son oreille. « Je voudrais signaler un meurtre. » Pareil à un juge, il enfila une longue robe noire, le masque de corneille et s’installa dans le fauteuil face au corps gisant à terre.

Des voix de chérubins l’invitaient à les rejoindre. Sarah et Julie lui souriaient : c’était le bon moment pour mourir.

 

 

 

12.

Mémoire traumatique

 

Quand les policiers arrivèrent au manoir, ils découvrirent un corps qui baignait dans sa propre hémoglobine faisant face au fauteuil dans lequel se trouvait le cadavre d’Anna déguisée en médecin de peste. Elle tenait dans sa main une photographie où l’on reconnaissait Sarah, Julie, Tom et un mystérieux curé.

Ce dernier dirigeait autrefois un orphelinat de treize jeunes filles : une occasion pour lui d’assouvir ses pulsions de toutes sortes. Les battements du cœur qui s’accéléraient, cette sueur froide et maligne, les yeux glacés et remplis d’effroi… C’était ce traumatisme qu’ Anna revivait chaque nuit.

Tom, quant à lui, jardinier dans ce lieu sordide. avait fini par apprendre les terribles outrages. Le jeune homme en avait alerté les services de la ville, en vain, car le réseau de l’aumônier était étendu. Renvoyé et menacé, il avait même du se cacher laissant une énigmatique lettre à Anna. Se battant seul pour tirer les fillettes de leur calvaire. le jeune homme périt dans les flammes le soir du drame.

Défiguré par de multiples brûlures, le curé s’était procuré une nouvelle identité : le personnage de Marie Ignis était né, protégé par des amis influents comme le docteur Kennen.

Anna réussit à s’enfuir très loin. Elle fut accueillie dans un hôpital psychiatrique où on lui détecta une dissociation traumatique.

En sortant de ce centre, une fois adulte, elle avait de suite reconnu le pervers grimé en veuve, interviewé dans le journal local. Se rapprochant peu à peu de lui, la personnalité de Tom, enfermée dans l’esprit d’Anna, avait passé des nuits entières à élaborer un plan que la belle appliquerait à la lettre.

Seule la fin de tout serait sa libération, la fin de cette noire existence.

« Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »

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Marc Cheb Sun