<span class=Marcus Gad : « l’ignorance entraîne la peur »">

Nov / 28

Marcus Gad : « l’ignorance entraîne la peur »

By / Florian Dacheux /

Marcus Gad : « l’ignorance entraîne la peur »

Originaire de Nouvelle-Calédonie, Marcus Gad vient de clore sa tournée dans l’hexagone avec un passage par La Gare de Coustellet à Maubec (Vaucluse). Réputé pour son reggae roots méditatif, le chanteur évoque les dérives de notre société et pose un regard lucide sur la crise actuelle que traverse la Nouvelle-Calédonie. Une résilience à toute épreuve. Un appel à la construction d’un projet de souveraineté calédonienne.

La tournée dans l’hexagone s’achève. Quel bilan en dressez-vous ?

C’était une tournée très spéciale, avec de grosses dates comme la grande scène du Rototom. On a eu la chance d’être avec Ounine Pawoap, artiste kanak que j’ai produit avec mon groupe, la Tribe, et qui a assuré toutes nos premières parties. A l’image de ce projet, beaucoup de choses se sont concrétisées, comme le fait d’être à l’affiche en octobre du Cabaret Sauvage à Paris. Pour nous, qui venons de Nouvelle-Calédonie, un territoire qui s’exporte très peu, c’est exceptionnel. On ne pensait pas arriver jusque-là.

 

Votre dernier album et votre titre phare s’intitulent Ready for battle. Quelle était votre idée première ?

Ce qui est intéressant avec cet album, c’est qu’il a été écrit et enregistré avant la crise du Covid. Fin 2019-début 2020, je me souviens de ce sentiment d’urgence dans notre société pour notre planète au sens large. On sentait que quelque chose montait. C’était pour dire que nous sommes prêts à combattre pour défendre ce qui est juste. Depuis plusieurs années, beaucoup de choses sont assiégées, sont sous attaque, que ce soient nos libertés individuelles, nos droits collectifs. Nous sommes là pour protéger le vivant. En résumé, nous n’allons pas partir au combat mais si on vient nous chercher, nous sommes prêts.

« La seule possibilité, c'est soit une grande guerre, soit une évolution des consciences »

Avec la montée des nationalismes, de l’extrême-droite et des discours de haine, entrons-nous dans une guerre culturelle ou le combat est ailleurs selon vous ?

D’un point de vue spirituelle et philosophique, l’humanité se retrouve vraiment face à elle-même, au pied du mur. La seule possibilité, c’est soit une grande guerre, soit une évolution des consciences, des mœurs, de nos manières de faire. D’une manière très personnelle, j’essaie d’interpréter tout ce qui se passe avec un œil spirituel. Ce sectarisme, ce repli sur soi, c’est lié à un manque de connaissance de soi, de l’autre. Et dans le manque de connaissance, il y a l’ignorance. Et l’ignorance entraîne la peur. Cela renvoie au but de votre média qui œuvre sur la connaissance de notre histoire commune pour pouvoir être plus ouvert les uns envers les autres. Je crois vraiment en cela car nous sommes dans une ère avec de plus en plus d’ignorances. Ces ignorances entraînent des séparations.

 

Ne faudrait-il pas tendre vers une convergence des luttes anti-racistes, décoloniales, écologiques, … ?

Forcément. Ce qui m’a marqué quand je suis venu la première fois en France, c’est le morcellement des luttes, le compartimentage de tout, que ce soit dans la politique, la musique, etc. Si tu fais ça, tu appartiens à tel style. Si tu penses cela, idem. Or, pour reprendre le vieil adage : seul, on va plus vite, ensemble, on va plus loin. Je pense que cela fait partie des techniques de division de l’opposition contrôlée. On oppose des gens qui devraient regarder dans la même direction. On les oppose afin que la lutte se retrouve bloquée. Avec l’influence des médias et des réseaux sociaux, c’est une période où il faut rester bien réveillé et bien conscient.

« C’est rempli de tabou et de non-dit en Nouvelle-Calédonie »

En Kanaky, la nouvelle génération est-elle dans ces questionnements ou les tabous demeurent ?

C’est rempli de tabou et de non-dit en Nouvelle-Calédonie. Il y a une véritable méconnaissance de l’histoire. Dans le monde kanak, la culture est orale et non écrite. Les transmissions d’histoires se font de génération en génération par l’oralité. Donc une grande partie de la jeunesse kanak connaît son histoire, les dates, les noms de leurs héros de guerre, de leurs martyrs. De l’autre, à Nouméa, on va retrouver un microcosme dans un contexte postcolonial avec toute la culpabilité et le déni qui va avec. Beaucoup de jeunes de Nouméa par exemple ne savent pas ce qu’il s’est passé chez nous dans les années 1980 (ndlr : de 1984 à 1988, des tensions entre partisans et opposants de l’indépendance se traduisent par une explosion de violence inédite, qui plonge le territoire dans le chaos), qui ne savent pas ce qu’a vécu le peuple kanak pendant la colonisation.

 

Quarante ans après et trois référendums plus tard, la question du corps électoral est toujours aussi brûlante. Le sujet a mis le feu aux poudres et déclenché les violences du 13 mai. Quel est votre ressenti sur la crise actuelle ?

Je le vis avec beaucoup de tristesse. La Nouvelle-Calédonie est un territoire très divisé racialement, culturellement. Très souvent, on va avoir les Noirs d’un côté, les Blancs de l’autre. De notre côté, dans notre entourage, on a toujours été dans la démarche de ramener les gens ensemble et de défoncer toutes ces barrières. Pour nous, après les émeutes du 13 mai, pas grand-chose a changé. Nous étions déjà dans cette démarche de vivre ensemble. Je ressens pas mal de colère envers nos dirigeants politiques qui nous ont mené vers ça. Ces dernières années, malgré toutes les divisions dont on parle, on sentait quand même des gens qui se rapprochaient. Je vois vraiment une petite orchestration politique de la division qui a été poussé à fond dans les médias.

 

Quelles sont les revendications ?  

La Kanaky a une histoire très particulière. Moi, par exemple, je suis un descendant de bagnard, ces déportés de la commune de Paris, des Français qui se sont retrouvés ennemis de la France. Beaucoup de Kabyles ont également été déportés. Quand ils sont sortis du bagne, c’étaient des rejetons de la France. C’est en ce sens qu’ils avaient un lien avec le peuple kanak. Plus tard, en mai 1983, il y a eu les accords de Nainville-Les-Roches (ndlr : accords qui confirment l’abolition du fait colonial, reconnaissent la légitimité du peuple kanak, du droit à l’indépendance et parlent de l’élaboration d’un statut interne d’autonomie spécifique) puis les accords de Matignon en 1988. Les descendants de bagnards étaient reconnus comme des victimes de l’histoire au même titre que le peuple kanak à qui on a donné le droit de vote sur la question référendaire. C’était un corps électoral gelé. En début d’année 2024, un texte de loi a été déposé pour demander le retrait de ce gel électoral. D’où la mobilisation car pour le peuple, cela signifie se retrouver minoritaire sur sa propre terre. Ce serait le ground zéro. Nos anciens ne sont pas morts pour rien. Des marches pacifiques ont été organisées en février, en mars, etc. La France a refusé le débat. Le jour où le texte est passé à l’Assemblée nationale, Nouméa brûlait. Après, forcément, tout cela soulève d’autres sujets. Cela remet sur la table la question de l’indépendance immédiate pour la Kanaky.

« On peut être une des seules décolonisations réussies de l’histoire »

D’un côté, c’est positif cette explosion d’abcès ?

Oui, c’est une explosion d’abcès. Cela bouillonnait depuis trop longtemps. Il le fallait. Ce qui est dommage, ce sont les radicaux qui se sont encore plus radicalisés. Le dialogue est ensuite moins évident. On peut guérir. On peut être une des seules décolonisations réussies de l’histoire. Ce n’est pas la même situation que dans les Caraïbes qui ont connu l’esclavage et des colons libres d’imposer leur diktat sur des populations ramenées d’Afrique. Chez nous, c’est différent. Il s’agit d’un peuple autochtone, qui parle encore aujourd’hui 27 langues différentes, avec beaucoup de cultures et de traditions. Moi qui suis descendant de bagnard, avec une arrière-grand-mère kanak et un grand-père vietnamien né au Vanuatu, je reconnais mon patrimoine français, je parle français, mais je ne me considère pas Français. Je suis Calédonien. Et je rêve de devenir Kanak. Pierre Declercq (premier martyr blanc de l’indépendance kanak) disait : « le terme kanak ne désigne pas une ethnie mais un projet de société qui regrouperait tout le monde ». Si la Nouvelle-Calédonie devenait la Kanaky et qu’en tant que personne à la peau blanche je décidais de rester y vivre et de construire le pays, je deviendrai un Kanak d’origine européenne. Ce débat-là est trop peu présent. Pourtant, aller dans ce sens-là, selon moi, c’est une guérison du colonialisme.

 

Cela bouge également aux Antilles avec des manifestations qui se multiplient en Martinique et en Guadeloupe contre la vie chère, autre héritage du colonialisme. Est-ce que ces mobilisations ont un impact en Kanaky ?

Il y a une situation post-coloniale liée à l’histoire de la France, donc forcément les gens des îles se sentent connectés. C’est un bouillonnement que l’on ressent de toute part. Les langues se délient au moment où nous sommes dans l’ère des médias, des réseaux. On a accès à toute l’information. On peut regarder Gaza sur TikTok. C’est le temps de la révélation. Tous les récits sont connus. Personne ne peut dire qu’il ne savait pas. Après, les gens choisissent de voir ou de ne pas voir.

« La voix du peuple kanak peut servir de phare dans l’obscurité »

Revenons pour finir sur la musique et ce projet avec Ounine Paowap que vous avez produit. Quelle est sa genèse ?

Ounine est petit chef de la tribu de Pombei en Kanaky Nouvelle-Calédonie, chanteur et fervent défenseur du peuple kanak. Notre groupe, la Tribe, l’a accompagné sur tout le processus de création. Ounine est, à la base, le leader du groupe A7JK, l’un des groupes les plus connus en Nouvelle-Calédonie. Nous nous sommes rencontrés sur un plateau de télévision il y a une dizaine d’années. A partir de ce moment-là, on n’a pas cessé de faire des choses ensemble. Après mes premières tournées en hexagone, je voulais absolument le faire venir. Chez nous, il y a trop peu de bons studios de musique ou d’industries développées pour ça. On tenait à faire un album, enregistré ici et là-bas, pour faire honneur à sa musique. On voulait notamment mettre en avant sa langue, le Cémuhi. J’adore la sonorité de cette langue. Il y a aussi des chansons en français afin que le public capte le message. Et bien sûr une forte identité kanak avec les percussions, le bwanjep (battoir à écorce), les bambous tempérés, les feuilles de fougères. C’est très terrestre. On transmet une culture très ancrée dans la terre, la simplicité, le basique, liée à la racine, au sacré. A l’image de l’igname qui représente un symbole culturel fort. C’est le sacré du sacré. C’est ce message qu’on veut envoyer dans le monde. Car, face à toute l’influence des médias, les gens ne savent plus qui croire. La voix du peuple kanak peut servir de phare dans l’obscurité.

 

Qu’est-ce qui vous attend ces prochaines semaines ?

Nous allons essayer de faire notre concert à l’Ile Maurice* qui avait été annulée au printemps dernier par les autorités. Nous sommes dans une période de gestation avec beaucoup de choses à dire. Nous sommes entrés en studio la semaine dernière pour commencer les premiers enregistrements d’un nouvel album qui sortira début 2026.

 

 

Recueilli par Florian Dacheux

© photos Take It Easy Agency


* Cette annulation a incité le groupe à explorer plus en profondeur l’histoire méconnue de l’Ile Maurice. L’histoire poignante de Kaya, pionnier du Seggae Music (fusion du Sega mauricien et du reggae jamaïcain), a profondément marqué Marcus et ses musiciens pour faire jaillir le titre La Vérité en créole mauricien. Dans la même temporalité, Marcus Gad a sorti Ici, un titre rapé où il évoque l’importance de connaître son histoire.

Florian Dacheux