Juin / 20
Titulaire d’un master en sciences politiques de l’Université de Genève, Tristan Boursier est doctorant en théorie politique et politique comparée à Sciences Po Paris et à l’Université de Montréal. Il est, notamment, spécialiste des droites identitaires.
Les différents visages de l’extrême droite
Comment analysez-vous la recomposition actuelle de l’extrême-droite institutionnelle ?
L’extrême droite institutionnelle imprime deux mouvements différents. D’un côté, la ligne idéologique d’Éric Zemmour (aujourd’hui en perte de vitesse, du point de vue électoral NDLR) ressemble davantage à celle du FN sous Jean-Marie Le Pen avec un programme économique libéral tel que le promouvait le FN dans les années 1980. L’axe identitaire est assumé, xénophobe et racialiste. La ligne idéologique de Reconquête n’est donc pas si nouvelle. De l’autre côté, le FN-RN semble avoir subi une mutation idéologique, mais aussi une recomposition dans ses soutiens avec un passage entre Reconquête et le RN qui tend à brouiller les pistes dans notre analyse de l’extrême-droite française. Le discours du RN a été non seulement lissé mais il s’est également sophistiqué. Le programme de Marine Le Pen montre un effort certain pour se présenter comme compatible avec les institutions démocratiques. Cette posture est paradoxale pour un parti qui se voulait anti-système et qui, aujourd’hui, se présente comme le « vrai défenseur » de la démocratie – en opposition aux autres partis dépeints comme technocrates et agents du système. Marine Le Pen construit cette posture « de vrai défenseur de la démocratie » à l’intérieur d’une rhétorique populiste. Elle considère qu’elle seule peut représenter ce qu’est le « vrai peuple », qui n’est rien d’autre qu’une construction du peuple fantasmée, basée sur des critères ethniques latents, tout comme le fait Éric Zemmour. Elle oppose ce peuple aux institutions de l’État de droit qui l’auraient trahi. Marine Le Pen utilise donc une rhétorique populiste qui se fonde sur une prétendue défense de la démocratie directe. Pourtant, son projet s’en éloigne. Lorsqu’elle prétend promouvoir plus de représentativité au Parlement en introduisant la proportionnelle (offrant ainsi des sièges à des forces politiques plus petites), c’est pour favoriser son propre parti et permettre à son gouvernement de mener sans opposition sa politique illibérale. Cette posture démocratique de façade ressort clairement lors d’une conférence de presse du 12 avril à Vernon (Eure) où Marine Le Pen dit qu’elle s’autoriserait à refuser les décisions issues de référendums populaires si cela allait à l’encontre des intérêts vitaux de la Nation. On comprend ici que les référendums d’initiative populaire sont en réalité envisagés seulement comme des plébiscites pour des réformes anticonstitutionnelles sur l’immigration et le port du voile – deux sujets qui sont décrits comme vitaux par le RN. Ces deux forces politiques – le RN et Reconquête – sont donc très proches sur le plan idéologique, dans leur conception de la Nation (tous deux envisagent l’islam comme principal ennemi). Leurs divergences sont plus superficielles, car elles relèvent de la stratégie politique pour accéder au pouvoir.
Quels sont les nouveaux paramètres à prendre en compte ?
Le terme de «métapolitique» me semble pertinent pour analyser l’extrême-droite contemporaine en France, mais aussi ailleurs en Europe et en Amérique du Nord. Il s’agit de viser une victoire politique sur le long terme en ne visant pas une victoire par les urnes, mais par la diffusion culturelle d’idées. Alain de Benoist – philosophe et essayiste – a grandement contribué à développer cette stratégie métapolitique. Il est un des idéologues d’extrême-droite les plus influents aujourd’hui et est notamment connu comme un des piliers de la refondation idéologique de la mouvance dite de « la nouvelle droite » dans les 1970. Le terme métapolitique permet d’aller au-delà de l’image habituelle que nous avions de l’extrême-droite comme d’un bloc politique uni. Ce concept permet de mettre en lumière la structuration idéologique de ce côté-ci du spectre politique, qui ressemble davantage à une galaxie. Il y a à la fois des affinités, des proximités spatiales entre différents pôles idéologiques et militants de l’ED et en même temps, des séparations et des points de clivages non seulement dans les idées, mais aussi dans la façon d’envisager la prise du pouvoir. C’est pour cela qu’il est judicieux de tracer une séparation entre l’ED institutionnel et les « marges », les groupuscules, plus ou moins déclarés et légaux. Ceux que j’appelle les « influenceurs » se situent entre les deux et vont incarner ce rôle métapolitique en créant un liant entre ces deux pôles. Ils contribuent à diffuser des idées de la marge pour les ramener au-devant de la scène sans pour autant prendre position sur les divergences idéologiques à l’extrême droite. Ils s’investissent dans un effort de banalisation et de popularisation d’idées violentes et radicales, jusqu’à présent confinées à des cercles restreints composés de personnes qui s’identifiaient et militaient activement pour des idéologies peu répandues auprès du grand public (le suprémacisme blanc, l’intégrisme catholique, etc). Cette stratégie marche d’autant plus que ces influenceurs ont des profils inhabituels pour l’extrême droite. Ce sont de jeunes hommes, souvent musclés et jouant de leurs physiques, reprenant des codes culturels populaires des plus jeunes (comme les références à des mangas, ou l’utilisation de mèmes internet). Leurs vidéos sont courtes, dynamiques, criblées d’humour, ce qui leur permet de politiser et de radicaliser des personnes qui ne se sentent pas proches de la politique et qui ne se considèrent pas comme d’extrême droite. Le « grand remplacement » est un bon exemple du succès de cette division du travail effectué par les influenceurs. Il y a encore peu ce terme était confiné aux cercles restreints de l’ED – notamment antisémites – tandis qu’aujourd’hui il est utilisé régulièrement sur les plateaux télé. Bien que le terme ne soit pas compris de la même façon au sein des différents mouvements, il est aujourd’hui devenu un terme parapluie capable de rallier différents bords politiques réduisant ainsi l’espace qui sépare les différents pôles idéologiques de la galaxie extrême droite.
Quelles différences entre les courants des suprémacistes blancs? Par exemple, qui sont les accélérationnistes?
L’accélérationnisme est une théorie populaire au sein de l’Alt-Right qui commence à faire son chemin en France dont l’origine se trouve en Europe. L’accélérationnisme valide l’existence d’une supposée guerre raciale. Il y a pour ses partisans une attaque contre la « race blanche ». Sauf que contrairement à d’autres mouvances, ils pensent qu’il faut accentuer les effets de cette attaque afin de la rendre mieux visible. Cela implique de passer à l’acte en fomentant des attentats contre les représentants de cette attaque : les immigrés, les personnes racisées et les militants de gauche. Ces attentats visent à créer du chaos en créant les conditions d’une guerre civile raciale et ainsi de rendre l’accession au pouvoir plus simple en déstabilisant de l’intérieur les institutions libérales. La production des concepts et leur diffusion entre les pays relèvent là aussi d’une division du travail au sein de la galaxie d’extrême droite.
Pourriez-vous nous citer quelques profils particuliers au sein des suprémacistes blancs ?
Quand je parle de suprémacistes blancs, je parle avant tout d’un discours qui apparaît dans les contenus numériques (vidéos, tweets, Instagram, messages Telegram) produits par les influenceurs d’extrême droite. Ils ne se revendiquent pas comme étant suprémacistes mais véhiculent des idées qui promeuvent directement ou indirectement une vision suprémaciste du monde. J’ai remarqué qu’une partie des influenceurs les plus populaires sont racisés ou se revendiquent comme ayant des « origines non françaises ». Pourtant, ces influenceurs participent à diffuser et construire un message raciste et suprémaciste. On peut penser à Stéphane Edouard qui a fait des vidéos titrées Je suis noir et je ne soutiens pas Black Live Mater ou encore Je suis noir et je ne soutiens pas le comité Justice pour Adama. Il va se montrer très virulent envers leurs démarches politiques et utilise sa position pour dire je ne suis pas raciste, car je suis martiniquais et noir. Un autre influenceur, Greg Toussaint, joue sur sa position de personne noire et reprend le format de Dieudonné. Il fait des sketchs et vise une carrière d’humoriste. Cela peut sembler contre intuitif de voir des personnes soutenir des propos qui semblent aller contre leurs intérêts objectifs. Pour ma part, je ne le crois pas. Tout comme il existe des femmes sexistes, des homosexuels homophobes, une personne peut se considérer à la fois comme noire et promouvant des discours racistes. Cela montre que nous n’avons plus à faire à des mouvements bien auto-identifiés comme pouvait l’être le KKK, et que les discours suprémacistes ont su évoluer et muter pour s’adapter à ce qui est audible ou non sur internet. On retrouve le même phénomène de légitimation du discours raciste et d’une vision suprémaciste blanche à travers l’utilisation d’un vocabulaire subtile. In fine, on est face à des éléments traditionnels des suprémacistes blancs avec une catégorisation des populations avec des terminologies racistes. Le point commun de la sémantique utilisée reste la blanchité avec une hiérarchie qui passe par une justification culturelle : à savoir que la France a connu les Lumières, ce qui rendrait la culture française supérieure.
Recueilli par Ekim Deger
3 Discussion entre Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek Review: [Untitled] on JSTOR
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5 La race, une fragilité républicaine – La Vie des idées (laviedesidees.fr)
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