Oct / 21
« La personne dite malade mentale est depuis toujours l’étranger de nos cités »
C’est un auteur – et ce sont des textes – hors normes. Clapotille, le troisième opus de Laurent Pépin vient de sortir et c’est une bonne nouvelle pour les littératures qui refusent de s’adapter aux conventions imposées. Entretien.
Présentez-nous votre nouveau roman…
Clapotille fait suite à Monstrueuse Féérie et L’angélus des ogres, parus précédemment chez le même éditeur. C’est le dernier fragment d’un triptyque qui a la maladie mentale pour thème central. Le narrateur, anciennement psychologue clinicien, a subi une grave décompensation psychotique (l’entrée dans la maladie mentale), qui l’a mené à se faire hospitaliser lui-même en psychiatrie, quelques années avant les évènements qui se déroulent dans Clapotille. Depuis lors, il est resté malade. Il reste assailli par des phénomènes hallucinatoires et sujet à des interprétations du monde mi-poétiques mi-délirantes.
Quelle est cette façon si particulière de percevoir le monde ?
Ce qui peut être compliqué pour le lecteur, en début de lecture, c’est qu’en quelque sorte ce narrateur « a raison » dans ce qu’il perçoit et évoque du monde dans lequel nous vivons. Son délire ne consiste, initialement, qu’à percevoir ou traduire ce qu’il vit et observe d’une manière outrée, exagérée, mais en respectant la logique sous-jacente du monde ainsi décrit. Comme un caricaturiste pourrait le faire, exception faite ici que le caricaturiste sait quand il caricature, ce qui n’est pas le cas de mon narrateur. D’un certain côté il est donc profondément lucide, malgré sa maladie. Son constat initial provient de son expérience de psychologue clinicien. Parti de perspectives psychologiques humanistes, véhiculées par la psychanalyse, la philosophie ou l’anthropologie, il a vu s’imposer progressivement en psychiatrie des thèses et des méthodes qui bouleversent la définition même de l’humain. Des théories autoproclamées neuroscientifiques qui ne fondent plus l’inconscient au cœur de l’humain, qui ne parlent plus de son histoire ou de sa difficulté globale à faire avec sa propre existence. Ces thèses et les méthodes qui en découlent considèrent bien davantage l’humain comme un ensemble de processeurs qu’il faudrait optimiser : tout le système de santé au sens large qui existe autour du soin et de l’accompagnement des personnes en situation de handicap psychique ou mental a ainsi été redéfini suivant ce qui semble correspondre très clairement aux prescriptions du pouvoir et de l’industrie. Mon narrateur s’inscrit radicalement en faux face à cela, ce qui va engendrer une position de solitude extrême, laquelle va malheureusement attiser constamment sa propre maladie mentale.
Quel lien feriez-vous avec les thématiques défendues par D’ailleurs et d’ici ?
La personne dite malade mentale est depuis toujours l’étranger de nos cités. Le non intégré, celui qui reste en marge, qui ne comprend pas les codes, qui ne peut pas les respecter. L’adulte en situation de handicap psychique ou mental n’est pas même un étranger en exil : il est d’ici et pourtant ici n’est pas un chez soi, cela reste un lieu anonyme. Ses origines comme ses espaces concrets d’habitation et de déambulation demeurent des lieux énigmatiques qu’il ne peut apprivoiser. En fait, le constat est assez simple : il y a heureusement de plus en plus d’associations qui défendent les minorités, mais des minorités fondées essentiellement sur des critères sociaux (immigrés, sans-papier, prisonniers, etcetera). Or, il existe encore cet autre type de minorités qui ne se définissent pas suivant ces critères. Je crois que l’effort essentiel produit par ces associations pour promouvoir globalement la tolérance, l’acceptation et le partage propres au vivre ensemble, doit être élargi à ces populations en nombre de plus en plus important qui ne sont, au fond, ni d’ailleurs, ni d’ici. Car il y a et il y aura, c’est malheureusement l’évolution de nos sociétés occidentales, de plus en plus d’enfants qui naissent ainsi étrangers à ce monde dans lequel ils pénètrent. Ceux là aussi ont besoin d’aide, d’accueil, d’accompagnement, d’amitié.
Pourquoi avoir écrit des romans, voire des contes teintés de surréalisme en ce cas, et non des ouvrages documentaires ?
Le parti pris de mes livres n’a pas été de produire un ouvrage documentaire, mon idée n’était pas de simplement dénoncer d’une manière objective les conditions de vie de ces individus. Je voulais produire une œuvre romanesque dans laquelle mon narrateur serait lui-même un parmi ces autres. Je trouvais que la perspective « Don-Quichottesque » était nécessaire pour défendre une catégorie de la population que l’on a trop vite fait de vouloir défendre contre elle-même au lieu de l’accepter pour ce qu’elle est et peut être. Le « délire » ne doit pas être réduit à la notion fourre-tout et discriminante de « folie ». C’est d’abord un effort désespéré pour créer du sens dans un monde qui n’en a pas et dans lequel l’homme est à présent défini lui-même comme une mécanique insensée. Il s’agit en quelque sorte de défendre une façon de voir le délire qui en reconnaîtrait la part de poésie. Bien sûr, c’est une vision très romantique. Mais dans un monde où le rêve sera bientôt considéré comme un obstacle à l’optimisation de l’efficience des individus, cette perspective me paraissait absolument nécessaire ! Par ailleurs, la définition du délire pose problème en soi, à cause des usages et jugements sociaux qui en découlent. Je vais faire un pas de côté : nombreux poètes ou artistes ont été ou sont des patients de psychiatrie. Il ne faut évidemment pas pour autant que leurs œuvres et créations ne soient étudiés qu’à travers les limitations posées par les définitions du moment des maladies mentales qu’on leur suppose. Ce que la psychiatrie, mais aussi l’ensemble de la société, doivent réapprendre à faire, c’est justement de cesser d’appréhender les symptômes d’une personne simplement comme des preuves de sa maladie, mais au contraire d’essayer de comprendre en quoi ces propos et comportements « bizarres » sont ce qui l’aide à se tenir debout face aux vivants. En d’autres termes, notre travail à tous doit être orienté par un désir de compréhension et d’acceptation de ces étrangers, ni d’ailleurs, ni d’ici, et surtout pas par une volonté de les faire absolument changer pour les intégrer à un modèle dans lequel ils ne peuvent que s’auto-détruire.
Clapotille, Editions Fables fertiles