Israël-Palestine : un cri, une analyse indispensable

Oct / 12

Israël-Palestine : un cri, une analyse indispensable

By / Marc Cheb Sun /

ESTHER BENBASSA. Directrice d’études émérite à l’École Pratique des hautes études / Université PSL (depuis 2018)

Autrice de nombreux ouvrages, parmi lesquels La souffrance comme identité (Fayard) ou L’Histoire des Juifs de France (Points),

– Ex Sénatrice écologiste de Paris, Secrétaire du Bureau du Sénat, Membre de la Commission des Lois

– « Sénatrice de l’année » (Prix 2017 du Trombinoscope)

JEAN-CHRISTOPHE ATTIAS. Directeur d’études Pensée juive médiévale (VIe-XVIIe siècles). Auteur de nombreux livres parmi lesquels Nos conversations célestes, roman (Alma) Un juif de mauvaise foi, récit (Lattès). Goncourt de la biographie 2015 pour Moïse fragile, (Alma).

Parution

ISRAËL-PALESTINE

Un cri, une analyse indispensable

C’est un petit grand texte. Petit livre par le nombre de pages qui rend son contenu très accessible. Grand par sa force, celle d’un cri qui oscille entre émotion et analyse, l’un et l’autre indispensables pour avancer. Un texte de salubrité publique que chacun-e doit absolument lire – et méditer. La conscience juive à l’épreuve des massacres. Rencontre avec les auteur-es, Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias. 

Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce texte ? Une urgence, celle de poser les mots ?

 

Jean-Christophe Attias : C’est un cri qui a mûri silencieusement pendant des mois. Il a d’abord été contenu, nous nous sommes peu exprimés. Esther s’est éclipsée, elle n’a plus voulu participer à des plateaux TV pour éviter ces atmosphères très tendues, vainement polémiques, brutales. Nous avons publié deux tribunes, et puis nous nous sommes tus.

Esther Benbassa : Et puis, un jour, après des mois de tristesse muette, de colère rentrée, nous nous sommes dit : Allez, on va écrire. Et nous nous sommes mis à écrire avec l’énergie de ce désir rentré. Il fallait expliquer, ne pas subir, expliquer aussi bien aux juifs de France qu’à nos amis de gauche et d’extrême gauche. Le cri est sorti, mis en mots, parce que nous avions le sentiment de ne pas pouvoir faire autrement.

Jean-Christophe Attias : La première chose qu’on a jugée importante, c’est de resituer le 7 octobre dans une histoire longue. C’est en effet indispensable. D’une part pour comprendre comment on a pu en arriver là, et d’autre part pour prendre la distance nécessaire. Si on n’a pas une idée claire de ce qu’a pu être l’histoire du sionisme – et c’est une histoire complexe, contradictoire, parcourue de multiples tensions –, on ne peut pas appréhender ce qui est arrivé, y compris ce jour-là. Le sionisme n’est pas né en un jour, il s’est transformé, il s’est divisé… Il fallait que tout cela soit rappelé aussi clairement que possible, mais sans simplification outrancière. Tout n’avait pas commencé le 7 octobre. Nous sommes partis de la fin du XIXe siècle en montrant comment, à différents moments de l’histoire du sionisme, puis de la création et du développement de l’État d’Israël, les choses ont pu changer, évoluer, se durcir. La grande question que nous nous posons est simple: l’histoire longue du sionisme devait-elle inéluctablement nous mener à cette situation ? Oui ou non ? La réponse est oui et non. Il faut garder à l’esprit l’ambivalence du mouvement sioniste. C’est un mouvement d’émancipation nationale et de réaction à une situation de crise, notamment en Europe de l’Est, avec la montée d’un antisémitisme violent. C’est une volonté de normaliser l’existence juive. Le sionisme n’en a pas moins une dimension coloniale. Israël s’est créé sur une terre déjà habitée.

Esther Benbassa : Le sionisme s’est développé au XIXe siècle, à l’époque du colonialisme, et comme le colonialisme, il s’est lui aussi justifié en invoquant une mission dite «civilisatrice». Quand Théodore Herzl[1] a mis les pieds en Palestine, il n’a pour ainsi dire pas vu les Arabes qui y vivaient. Dans son roman d’anticipation, Altneuland (Terre ancienne, terre nouvelle), qui décrit l’État juif auquel il rêve, un personnage arabe est interrogé par un visiteur étranger : « L’arrivée des Juifs dans le pays n’a-t-elle pas entraîné la ruine de tous ceux qui l’occupaient avant eux ? Et n’ont-ils pas dû s’expatrier ? » La réponse de Reschid Bey, le personnage arabe, est sans ambiguïté : « Quelle question ! Pour nous tous ce fut une bénédiction. » Herzl, on le voit, a été très influencé par l’idéologie coloniale occidentale. Mais il ne faut pas non plus oublier que, au moment où l’on commence à discuter de l’idée d’un État pour les Juifs, des mouvements autonomistes juifs se créent en Europe orientale, comme le Bund[2] en 1897. Ils veulent obtenir une forme d’autonomie dans les pays où les Juifs vivent. Ils seront décimés par la Shoah. La catastrophe, c’est que le sionisme finira par être récupéré par des ultrareligieux après la guerre des Six-Jours. Ils s’en approprient l’idéologie tout en la dénaturant. Il ne s’agit plus du sionisme des origines, celui du pionnier travaillant la terre, celui des kibboutz. Les colons d’aujourd’hui jugent qu’occuper la terre est le cœur du projet sioniste. Ce sont eux qui prétendent désormais faire prospérer cette terre et étendre Israël jusqu’au Jourdain voir bien au-delà. Ces ultrareligieux, qui gouvernent avec Netanyahou, viennent de mouvances messianiques et anti-arabes primaires. Leur désir profond, et souvent explicite, est la disparition des Palestiniens. On voit combien le sionisme a évolué. Le sionisme d’un Herzl, qui ne connaissait rien à la religion juive, est mort. Pour ce nouveau sionisme, ces terres appartiennent de toute éternité aux juifs. Et Dieu est avec eux.

Jean-Christophe Attias

« Des antisionismes, il y en a effectivement de toutes sortes. »

Ce sionisme laïc, ce mouvement d’émancipation dont vous parlez finit par se focaliser sur cette terre de Palestine. Et cette focalisation, elle est bien d’ordre religieux ?

 

Jean-Christophe Attias : C’est toute l’ambiguïté. Car finalement ce sont aussi et principalement des sionistes laïcs, voire athées, qui se sont focalisés sur la Palestine ! Il y a bien un rêve de retour à Sion dans la religion juive, et aussi dans la culture populaire depuis des siècles. Une attente, un espoir, auxquels le sionisme donne une traduction politique tout à fait nouvelle.

Esther Benbassa : Il y a eu des discussions avant et après la mort de Herzl sur l’emplacement de cet État. On a parlé de Galveston en Amérique. De l’Argentine. De l’Ouganda en Afrique. Il y a eu des hésitations, des débats sur le lieu comme sur la langue. Quelle serait la langue nationale du futur État ? L’hébreu ? Était-il vraiment adapté à une vie moderne ? On a pensé aussi au yiddish. Il y a eu une guerre des langues. Le rêve sioniste d’alors était de créer un nouvel Hébreu, enraciné dans son territoire, travaillant la terre, ayant une armée, un État… Mais le modèle, la référence ultime de cette existence dite « normale », c’est ce qui est raconté dans la Bible. Des laïcs et des athées perçoivent ainsi la Bible comme un roman national et comme un précédent.

Jean-Christophe Attias : Il s’agit d’enjamber plus de 2 000 ans de vie diasporique pour revenir à un idéal biblique qui s’enracine au Proche-Orient et nulle part ailleurs. Cette récupération de la Bible d’un côté et des espérances messianiques de l’autre suscita d’abord l’opposition vigoureuse des religieux qui, alors, ne voulaient pas d’un État juif. Pour eux, en effet, ce n’était pas aux hommes et aux femmes de prendre l’initiative de leur libération, tout dépendait de la seule volonté de Dieu. Prendre- en quelque sort- les devants et réaliser cela de manière profane, volontariste et humaine, était perçu – et reste encore aujourd’hui perçu – par beaucoup d’ultra-orthodoxes comme une transgression majeure.

Esther Benbassa : Un sionisme religieux, initié par le rabbin Abraham Isaac Kook (1865-1935), finira bien par émerger. Et les sionistes laïcs passeront finalement des accords avec ses représentants. Ils ont réalisé que faute de jouer sur la corde religieuse et traditionnelle, il ne serait pas possible de rallier en masse à leur cause des Juifs d’Orient, d’Afrique du Nord, d’Europe orientale. Des Juifs qui, depuis des siècles, avaient pris racine ailleurs et dont la culture était tout imprégnée de références religieuses. Si on ne touchait pas la fibre religieuse des juifs, ils ne viendraient jamais peupler ce nouvel Eden.

 

Alors, ça pose aussi un peu la question de l’antisionisme. Y a-t-il également plusieurs antisionismes ?

 

Jean-Christophe Attias : Des antisionismes, il y en a effectivement de toutes sortes. Il y a eu un antisionisme juif, dès les origines du sionisme. Soit venant de religieux comme l’expliquait Esther, soit de la part de Juifs qui avaient commencé à s’intégrer, notamment dans les sociétés occidentales et qui ne voulaient pas être accusés de double allégeance. Cet antisionisme juif a été très puissant et longtemps majoritaire. Il existe un antisionisme radical qui conteste jusqu’à l’existence d’un peuple juif. D’autres enfin reconnaissent l’existence d’un peuple juif mais estiment que leur identité nationale peut se développer hors d’un cadre étatique. Il y a aussi un antisionisme dont le seul regret est que tout cela se passe au Proche-Orient, en terre de Palestine, aux dépens d’une population déjà présente. Et puis il y a les critiques, parfois très virulentes, de la politique de l’État d’Israël. Ça, c’est encore autre chose. Vouloir à tout prix sanctionner l’antisionisme sans préciser duquel on parle, de fait, ne veut donc pas dire grand-chose.

Esther Benbassa : À cet égard, on peut souligner l’ambiguïté d’un slogan souvent repris : une Palestine libre « du fleuve à la mer ». S’agit-il de rassembler Juifs et Arabes vivant entre Jourdain et Méditerranée dans un seul et même État palestinien laïc en invisibilisant les premiers ? D’intégrer les Israéliens juifs à une structure étatique nouvelle, fédérale et binationale ? Ou d’éradiquer purement et simplement l’État d’Israël et de chasser les habitants juifs du pays ? Tout cela ne se vaut pas. Il y a bien un antisionisme qui relève de l’antisémitisme. Celui qui aspire à la destruction pure et simple d’Israël, et qui prône, au mieux, la « remigration » des Juifs qui y vivent.

Esther Benbassa

« On instrumentalisait le conflit au Proche-Orient (…) et l’antisémitisme  pour régler ses comptes avec tel ou tel adversaire. » #7octobre

Je voulais revenir peut-être sur le 7 octobre et sur les réactions en France…

 

Esther Benbassa : D’abord nous avons été choqués en appelant nos amis, nos familles. En saisissant l’ampleur du traumatisme, l’angoisse, la terreur provoquées par les attaques terroristes du Hamas. Des Israéliens avaient été massacrés ou enlevés dans des kibboutz où ils habitaient depuis des décennies, et où beaucoup étaient sensibles à la cause palestinienne depuis si longtemps. Beaucoup de gens kidnappés ou tués militaient pour la paix. Bien sûr, il fallait une riposte à ces actes, on n’allait pas laisser faire. Mais la riposte a été très disproportionnée, monstrueuse, entraînant la mort en masse d’enfants, d’hommes, de femmes, de jeunes, de familles entières sous les bombes et les débris de leurs maisons détruites. La population israélienne, encore sous le coup du traumatisme, a largement approuvé les attaques de l’armée. 

Jean-Christophe Attias : Ce qui nous a choqués en France, c’est le manque de compassion d’une partie de la gauche dite radicale, qui a très vite enjambé, si je puis dire, le 7 octobre, le traumatisme qu’il a pu représenter et qui s’est montrée incapable de manifester une véritable empathie à l’endroit de ces victimes-là. Comme nous a choqués, bouleversés, scandalisés, dans la population d’Israël et aussi chez beaucoup de juifs de diaspora, une forme d’insensibilité à la catastrophe qui s’est abattue sur les Palestiniens. Sans oublier la manière dont Netanyahou et ses alliés suprémacistes ont sacrifié les otages sur l’autel de la raison d’État.

Esther Benbassa : En France, la droite et l’extrême droite en ont fait de tout cela un sujet de politique intérieure, un enjeu purement franco-français. On avait le sentiment que finalement tout le monde se moquait pas mal du sort des uns des autres… On instrumentalisait le conflit au Proche-Orient, la montée indéniable des actes antisémites en France pour régler ses comptes avec tel ou tel adversaire. L’extrême droite a prétendu défendre les Juifs contre les musulmans ! Quelle perversité !  

Jean-Christophe Attias : La seule position tenable, même si elle est difficile, c’est une forme d’humanisme que nous décrivons dans le livre comme ayant deux jambes. D’une part la compassion, l’émotion, la capacité de réagir humainement aux souffrances endurées par les victimes à quelque camp qu’elles appartiennent. D’autre part, la rationalité : l’exigence de justice, la volonté de trouver une voie qui permette de nous mener jusqu’à la paix. Il faut tenir les deux ensemble, ce qui n’est pas toujours le souci premier des macronistes, de la droite et de l’extrême droite. Mais pas non plus celui de la gauche radicale. 

Esther Benbassa : Cette confusion a été délétère. Nous, Juifs de gauche, avons été en quelque sorte abandonnés par la gauche dite radicale. Nous nous sommes retrouvés coincés, pris dans un piège. Probablement les musulmans aussi. Tout le monde est piégé.

 

Depuis la fin de l’écriture de ce texte, il y a bien sûr le Liban qui serait un nouveau chapitre finalement…

 

Jean-Christophe Attias : La première chose qu’on constate, c’est que la popularité de Netanyahou en Israël, et au-delà d’Israël, a bénéficié considérablement de cette action. Il y a donc des chances pour que Netanyahou, même en cas d’élections anticipées, soit réélu, reste Premier ministre, conserve les mêmes alliés, et une politique suprémaciste, raciste, d’extrême droite. Autre danger : que ces événements mettent la question palestinienne de nouveau en sommeil. Est-ce que cette question a avancé d’un pouce avec ce qui se passe au Liban ? Absolument pas. La situation est toujours la même, elle est toujours catastrophique. Le peuple palestinien n’a pas disparu, il a toujours des droits et ce ne sont pas les bombes qui vont les faire disparaître, ni l’exigence de ce peuple de voir ses droits reconnus et le préjudice réparé. Ils risquent d’être, une fois de plus, les grands sacrifiés de la séquence. Et si les choses se calment, c’est cela aussi qu’il faut garder en tête : le calme n’a jamais été favorable aux Palestiniens. On les oublie immédiatement. Ce qui est terrifiant, c’est que pour que la question palestinienne revienne au premier plan, il faut des catastrophes.

Esther Benbassa : Et ça retarde les projets. On va de guerre en guerre depuis 75 ans. L’Occident se réjouit qu’on ait tué Nasrallah, qui était effectivement un terroriste. Mais des populations civiles au Liban sont lourdement touchées. Et cela s’ajoute à la misère, aux déplacements forcés, etc. Il ne reste pas beaucoup de place aux Palestiniens. Le niveau de haine est tel qu’on ne peut pas faire grand-chose, mais il faut au moins, et d’urgence, signer un cessez-le-feu. Pour sauver des vies et pour y voir un peu plus clair. Ce n’est pas avec les bombes qu’on va élaborer un discours rationnel.

Jean-Christophe Attias : Il ne faut pas perdre de vue aussi l’image qui est désormais celle d’Israël. Un pays puissant, arrogant, entouré de champs de ruines et de cimetières. Il y a Gaza, il y a le Liban, n’oublions pas la Cisjordanie, le comportement des colons et de l’armée sur place, les violences, les morts. C’est insupportable.

Esther Benbassa : Tous ces gens, des deux côtés, qui tombent sous les bombes ou sous le feu, ils n’ont pas envie de mourir. Ils sont comme nous, ils veulent vivre… Libres et en paix.

 

 

Recueilli par Marc Chebsun

NOTES
(1) Écrivain, journaliste, fondateur du sionisme politique (né à Budapest en 1860 – mort à Edlach, près de Semmering en 1904). Correspondant à Paris entre 1891 et 1895 du journal libéral viennois Neue freie Presse, Herzl couvre l’affaire Dreyfus et observe que l’émancipation, loin de résoudre la question juive, paraît au contraire exacerber l’antisémitisme. Il est désormais convaincu que celui-ci ne pourra être réglé que politiquement. En 1896, il publie
L’État des Juifs, où il prône l’établissement d’un foyer national juif, laissant encore ouvert au départ le choix du lieu de son implantation. Il réunit le Ier congrès sioniste à Bâle les 29-31 août 1897 et consacre les dernières années de sa courte vie à défendre le projet d’un foyer national en Palestine.

 

[2] Abréviation de Algemeyner Yidisher Arbeter Bund fun Lite, Poyln un Rusland («Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie»). Mouvement socialiste créé à Vilnius dans la clandestinité en 1897. Antisioniste, il appelait à l’autonomie culturelle fondée sur la langue yiddish et demandait pour la communauté juive le droit de vivre en tant que minorité nationale.

Chez Textuel

Marc Cheb Sun