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Oct / 16

CHRISTINE AND THE QUEENS

By / akim /

CHRISTINE AND THE QUEENS « FAIRE CIRCULER LES INFLUENCES »

Christine and the Queens chante, danse, compose. Dérange et séduit. Flirte avec l’esthétique queer1, en rupture avec les normes de genre et de sexe. L’industrie serait-elle devenue curieuse, voire avide de nouveauté ? Rien de moins sûr. Une porte ouverte ne s’ouvre pas toujours sur d’autres…

Dans l’industrie musicale française on évoque un vent de fraîcheur en parlant de vous. Pensiez-vous proposer quelque chose d’alternatif quand vous avez démarré ?

J’ai souvent eu l’impression de ne pas trouver ce que j’aimais en France. Mes références venaient plutôt d’ailleurs. Par exemple, pour mon esthétique queer 1, je trouvais davantage d’influences en Angleterre, aux États-Unis ou dans de vieux films italiens. Côté production, j’ai fait des tests avec des Français mais je ne parvenais pas à trouver de terrain d’entente et de références communes. J’ai donc travaillé avec un Anglais. Quand l’album est sorti, beaucoup craignaient que je sois mal diffusée, mon son n’était pas formaté radio, ni musique française. A posteriori, on m’a dit que c’était frais et nouveau.

 

Vous puisez dans des styles très différents : pop, rap ou rock que vous entremêlez…

En France on a toujours eu une super scène urbaine mais on a longtemps gardé un gros complexe. On est persuadé d’être fort en chanson française, mais pas en pop ou en rock. De nombreux rappeurs complexent, eux aussi, par rapport à la scène américaine.

Quand j’ai commencé à travailler mon album et à faire des premières parties en dansant et chantant sur de la pop française, j’ai senti que ça remuait profondément certains producteurs. Pour eux, c’était impossible, trop bizarre, ça ne se faisait pas. En réalité, il y avait un boulevard pour des artistes comme Stromae. Personne n’avait, depuis longtemps, développé des projets incluant de la danse, de l’image sur un son pop chanté en français. C’est pour cela que les tournées de Stromae marchent si bien à l’étranger : il incarne à la fois l’exotisme français et le show à l’américaine.

 

La culture musicale doit-elle nourrir son inspiration au-delà de nos frontières et de nos traditions ?

Bien sûr ! En France, on est terriblement en retard sur la circulation des influences. J’ai invité Booba pour un duo. Ce qui m’intéressait, c’était notre grande différence, et son intervention sur un titre qui n’était pas une production urbaine classique. Je voulais l’inviter à partager mon univers. J’ai assumé ce mélange dans un clip où je suis à côté de lui. Il s’agissait d’affirmer nos différences au sein d’un espace commun. J’ai été surprise de voir à quel point le principe même de cette collaboration a révulsé une partie du public. Dans la rue, on m’en parle encore en termes frappants. Parfois en utilisant un champ lexical très raciste… Par exemple, on me dit que Booba a souillé ma chanson. Cette collaboration a libéré une parole que je n’imaginais pas chez mon public. Ils ont acheté mon album qui parle de half ladies, de chaleur humaine, je pensais qu’ils seraient intéressés par l’idée de rencontre. En réalité, ils ont été plus virulents que les fans de Booba qui sont restés plus décontractés.

Notre culture valorise-t-elle ces tentatives de briser les barrières ?

La variété française souffre du manque de mélange. Dans l’urbain il y a beaucoup plus de métissage. Le sampling, les citations sont très propres à ce style. Les gars qui cartonnent comme Maître Gims ou Stromae sont ceux qui font circuler les influences. Il y a de la musique africaine chez Stromae, il a vraiment fait danser tout le monde sur des tubes implacables. Et le Sapés comme jamais de Maître Gims, c’est du coupé-décalé 2. Pourtant les deux sont très mainstream. En France, on a un problème de circulation, de visibilité, et on n’est pas encouragé en ce sens. Dès qu’on formule et qu’on assume un côté très mélangé, ça pose problème. Dès qu’on affirme nos différences dans un même espace, c’est perçu bizarrement, comme si on devait forcément être dans l’assimilation. Il faudrait que tout se ressemble. Justement, si je fais de la musique, c’est parce qu’on peut être ensemble et différents. Je suis très contente, grâce à la musique, d’avoir rencontré des gens qui m’ont enrichie en me permettant de découvrir leur univers. J’ai approché des vies que je ne connaissais pas grâce à mes danseurs. J’ai rencontré des mecs qui m’ont raconté une autre façon d’être français, différente de celle que j’ai toujours connue au cours de mes études en prépa et à Normale Sup’. Dans ma musique, j’adore faire circuler les influences. Plus je parviens, à l’intérieur d’une seule chanson, à rassembler des idées différentes, plus c’est intéressant parce que ça crée des tensions. C’est ce qui me motive dans mon travail.

 

Puiser dans un univers qui n’était pas le plus immédiat pour vous, c’est un moteur de création ?

Avec ce premier album, j’ai l’impression de m’être présentée, mais je ne suis pas allée jusqu’au bout. C’est compliqué de rester courageux et engagé dans les milieux du divertissement. En tant qu’artiste, on dirige le regard quelque part. On est observé, et responsable des choix qu’on fait. Kendrick Lamar 3, par exemple, est constamment en hyper résonance avec l’époque, et ça me touche. C’est d’une grande intelligence, mais ça peut aussi s’écouter hors contexte. J’ai vu un documentaire sur Nina Simone qui disait la même chose. Elle ne s’imaginait pas autrement qu’en artiste de son temps. C’est comme ça que je conçois mon travail. Sinon je ne peux pas ressentir de désir créatif. Quand j’écris mes chansons, j’écris mes colères, mes frustrations… Évidemment, je n’ai pas les mêmes qu’un jeune type black ! Mais je veux écrire d’où je viens, en tant que jeune fille queer. Et je souhaite aussi ouvrir mon œuvre à d’autres gens. C’est important parce que je suis une jeune fille blanche, et que j’ai l’air plutôt féminine. Je dois être une porte d’entrée pour d’autres voix, d’autres corps et d’autres façons d’exister.

1. Au départ queer signifie bizarre. Depuis les années 1980, ce terme regroupes les identités sexuelles, notamment gay, lesbiennes et transsexuelles, qui échappent aux normes imposées par la société.

2. Style musical apparu en France en 2002 dans la communauté ivoirienne.

3. Surnommé K-Dot, rappeur et parolier américain

RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 3

Texte recueilli par Rokhaya Diallo

Grandes images :

Image horizontale et image carrée : Graig Labranche

 

akim