De la blague « limite » au racisme récréatif

Juin / 22

De la blague « limite » au racisme récréatif

By / Marc Cheb Sun /

De la blague « douteuse » au racisme récréatif

Des images stigmatisantes sur les minorités qui circulent dans la société sous couvert d’humour, contribuant ainsi à légitimer les hiérarchies raciales… Telle est la définition du « racisme récréatif », concept novateur d’un universitaire afro-brésilien qui en a fait un ouvrage éponyme. Alors que les affaires judiciaires en matière de « blagues » racistes défraient toujours plus la chronique, ne peut-on vraiment « plus rire de rien » en France ? Quelle place pour un humour plus inclusif ? Focus.  

 

  

« Nous souhaitons attirer votre attention sur le caractère choquant de ces propos qui pourraient être constitutifs du délit d’injure publique à caractère racial, réprimés aux articles 29 alinéa 2, et 33 alinéa 3, de la loi du 29 juillet 1881 ». Quand Thibault Lorcy et Louis Roudaut, fondateurs du jeu de cartes humoristique Blanc Manger Coco ont ouvert ce courrier, envoyé par la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) début mars dernier, ce ne fut franchement pas avec gaieté de cœur…

« On ne s’est pas du tout senti fier. C’était une erreur et surtout très idiot de publier cette carte sur Christiane Taubira », souffle Thibault Lorcy, très gêné. Mais quelle bourde plombe ainsi ce jeu « potache » devenu culte (le plus vendu en France en 2019 !) pourtant voué «à n’offenser personne », dixit la notice, mais « à faire rire les participants » avec des suites de mots incongrues à constituer ?  

  

« Une banane pour Taubira »  

La réponse est sans appel : pour certains joueurs, la Licra et sans aucun doute les juges (1), les mots « Une banane pour Taubira », écrits tels quels sur une unique carte – sans aucune combinaison préalable avec d’autres – ne relève franchement pas du cadre permis par « l’humour », pas même le plus grinçant. Des propos « extrêmement choquants » a ainsi insisté dans son courrier, Ilana Soskin, présidente de la commission juridique de l’association, confirmant ainsi au passage leur capacité à tomber sous le coup de la loi. Il faut dire qu’en matière d’humour raciste épinglé par la justice, les cas défrayant la chronique sont, désormais, toujours plus nombreux en France. Très loin donc d’une certaine époque où les sketches douteux de Michel Leeb sur les Africains faisaient alors marrer des millions de Français sans pourtant susciter de telles polémiques… Parmi les dernières en date, citons à juste titre l’interdiction du slogan Y’a bon Banania  sur les boites de chocolat en poudre éponymes, en passant par les condamnations de Dieudonné pour son festival de « blagues » et propos antisémites, les sanctions de journalistes du groupe Facebook la Ligue du LOL (2) ou encore la poursuite en justice du magazine Valeurs Actuelles après la parution d’une caricature de la députée Danièle Obono représentée en esclave… Autant d’affaires qui relancent encore et toujours le sempiternel débat autour de l’épineuse question : « peut-on rire de tout ? ». Certainement pas avec tout le monde, d’après Adilson Moreira, docteur en sciences politiques à l’université de Harvard, aux États-Unis, et à l’UFMG au Brésil, spécialiste en droit antidiscriminatoire et auteur du livre Le racisme récréatif (Editions Anacaona, octobre 2020).   

 

« On ne peut plus rien dire ! »  

Le racisme « récréatif », mais kezaco ? Ce concept novateur, le chercheur le définit ainsi : « Un type d’oppression raciale basée sur des images stigmatisantes sur les minorités qui circulent dans la société sous couvert de l’humour, contribuant ainsi à légitimer, l’air de rien, les hiérarchies raciales ». Et quitte à heurter les « blagueurs » déçus de « ne plus pouvoir rien dire », l’universitaire n’hésite pas à qualifier leurs plaisanteries de « micro-agressions », à partir d’analyses de cas concrets multiples au Brésil et en France, dans les médias, sur les terrains de sport, au travail,… « Arrête de faire ton feuj », rigole-t-on pour moquer le grippe-sou à la cantine ou, pire encore, un collègue juif, « c’est du porc, c’est haram ! » lance-t-on à un autre, musulman, qui mange du jambon… Autant de propos très souvent répétés dans l’espace public « qui expriment alors un certain mépris dissimulé envers les membres de minorités affectant in fine leur dignité, déplore l’enseignant. Mais encore faut-il les distinguer des formes traditionnelles de discrimination – révélant une intention directe d’exclure –, de telles ‘blagues’ racistes ou sexistes pouvant dans certains cas être faites de manière quasi-inconsciente par leurs auteurs ! ». Et pour cause : quelle femme en France n’a jamais été charriée une fois dans sa vie d’un « ne fais pas ta blonde » (3) ?  Et quand celle-ci est noire, d’entendre d’un ton hilare « c’est tes vrais cheveux ? Je peux les toucher ? ». C’est dire si un tel type d’humour reflète largement « les valeurs sociales présentes dans une société donnée. Et ce, en nourrissant, plus encore, les stéréotypes racistes, sexistes, etc., très répandus sur lesquels il se base », poursuit Adilson Moreira. Avec toutefois, des conséquences au final très concrètes, bien au-delà de la seule offense morale : « par exemple, au Brésil, les Noirs gagnent 50 % de moins que les Blancs, en grande partie à cause de ces préjugés »constate l’auteur. Tandis qu’en France, les femmes, elles, avaient en 2017 un revenu encore inférieur de 23 % à celui des hommes selon l’Insee…  

 

Sortir du terrain de la morale  

Mais alors comment marquer la frontière entre humour et racisme (sexisme, homophobie, etc.) ? Où s’arrête l’un et quand commence l’autre ? Et que dire aux décomplexés du rire qui se sentent étouffés par cette « dictature du politiquement correct » ? Difficile de trancher un débat si sensible où toute position arrêtée met souvent le feu aux poudres … « De notre côté, il s’agit de ne pas se placer sur le plan de la morale ! », commente-t-on à la Licra, mais bien d’analyser tels ou tels propos signalés sous un angle purement juridique. Concernant Blanc Manger Coco, par exemple, il était impératif de souligner l’infraction que peut caractériser la carte ‘Une banane pour Taubira’, tant elle est injurieuse, en ciblant, qui plus est, précisément une personne, au travers d’une référence à connotation raciale pour le moins évidente (4). Ce qui n’est d’ailleurs pas le cas pour d’autres cartes du jeu qui nous ont été remontées : elles ont pu choquer mais ne relèvent pas d’une infractionà caractère racial sur laquelle la Licra est recevable à agir ». « Les pédés », « Battre sa femme », « Prisonnier en pyjama rayé avec une étoile jaune »…, les inventeurs de Blanc Manger Coco semblent, en effet, ne pas y aller de main morte en matière d’humour borderline, voire oppressif ! Même si les intéressés ont l’air de faire, depuis, un certain mea culpa… Et prendre tout de même conscience de la surenchère raciste ou sexiste à laquelle leur jeu peut inviter.

« Certes, nous avions déjà retiré la carte sur Christiane Taubira dès 2018, mais elle circule encore dans les versions précédentes », regrette Thibault Lorcy, tout en reconnaissant que « son jeu alimente en fait bien plus les clichés que l’inverse ». C’est pour en prendre le contre-pied, que les deux créateurs ont (opportunément ?) lancé une version LGBT, baptisée Coming Out, en partenariat avec le magazine Têtu, tandis qu’une version féministe est déjà à l’étude. Histoire d’apprendre aussi à rire autrement, non plus en rabaissant toujours les groupes discriminés, mais en dénonçant plutôt avec dérision les oppressions qu’ils subissent. Une nouvelle tendance à l’humour inclusif qui pointe peut-être à l’horizon…  

 

Charles Cohen 

1. « Taubira retrouve la banane » : le directeur de l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute avait déjà écopé fin 2014 par le Tribunal correction de Paris d’une amende de 10 000 euros pour sa couverture qui comparait l’ex-ministre de la Justice à un singe. 

  1. En 2019, plusieurs journalistes parisiens ont été licenciés pour avoir participé activement au groupe privé sur Facebook la Ligue du LOL qui se livrait à du harcèlement moral en ligne à connotation sexiste, grossophobe, homophobe et antisémite. 
  2. « Fais pas ta blonde ! » : près de 7 femmes sur 10 se sont déjà vu gratifiées d’une telle remarque en entreprise quand elles n’ont pas eu à faire à d’autres sobriquets sexistes, selon une étude de l’institut de sondage LH2 réalisée en 2013. 
  3. C’est lors d’un rassemblement en 2013, à Angers, de la Manif pour Tous, hostile au projet de loi sur le mariage pour tous porté par l’ex-garde des Sceaux, Christiane Taubira, que des enfants lui avaient brandi une peau de banane et crié à plusieurs reprises « la guenon mange la banane ! »  

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L’humour et le bâillon : https://dailleursetdici.news/lhumour-est-il-baillone

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Marc Cheb Sun