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Mar / 30

COVID-19/ Le confinement vu de Chine

By / Marc Cheb Sun /

COVID-19/ Le confinement vu de Chine

Installé en Chine depuis septembre dernier dans le cadre d’une expérience professionnelle, Léon Alicem a vu sa ville devenir déserte suite au coronavirus. Depuis, il réalise un carnet de voyages et vient de publier un article aussi poignant que précieux sur les conséquences du confinement sur le site Lundi.AM. Entretien avec un jeune homme éclairé.

Vous êtes resté six semaines en quarantaine. Quel a été votre quotidien ? 

En réalité, je n’étais pas dans une situation de quarantaine stricte comme dans les villes de la province du Hubei. Bien que tout était fait de manière à m’en dissuader et m’en décourager, jamais je n’ai eu l’interdiction pure et dure de sortir de chez moi, contrairement à beaucoup de citoyens chinois. Bien sûr, tout cela varie selon les provinces, les villes, et même en fonction des quartiers et des résidences. En revanche, la lourdeur des procédures pour ne serait-ce que mettre un pied dehors, puis les contrôles systématiques, les injonctions à rentrer chez soi, le fait que tout soit fermé et bien sûr le risque sanitaire ont fait que, de fait, je restais confiné chez moi la plupart du temps. Face à la solitude d’une si longue période de confinement, j’avais finalement la « chance » de pouvoir continuer mon travail à distance, c’est véritablement ce qui m’a permis d’occuper mes journées sans trop souffrir de l’enfermement ou du sentiment de solitude. Les deux premières semaines ont tout de même été compliquées.

J’avais l’impression de tourner en rond chez moi et je ressentais le besoin de sortir. Finalement je me suis peu à peu fait à cette situation et je savourais étrangement chaque sortie hebdomadaire au supermarché. 

 

Quels conseils pourriez-vous donner aux Français actuellement confinés pour ne pas péter les plombs ?

Je ne prétends pas passer pour la personne apte à donner des conseils avisés mais je peux témoigner de ce qui m’a permis de tenir, si isolé : garder contact avec les proches, les amis, la famille. Cela permet de prendre soin des autres et d’être là pour eux tout en se sentant moins seul. Ensuite, chacun est libre de profiter de ce temps libre comme il l’entend. Cela me semble néanmoins être l’occasion idéale pour se consacrer à des activités qui demandent du temps comme la lecture, la création, mais aussi la réflexion : prendre le temps de penser et d’imaginer l’après-pandémie. Il me semble qu’à l’aune de ce confinement qui semble parti pour durer, deux chemins s’offrent à nous : la perspective du confinement individualiste et le repli sur soi, le tout dans un cadre toujours plus sécuritaire, ou bien à l’inverse, faire de ce moment historique une étincelle permettant d’aller vers l’invention d’autre chose, vers de nouvelles formes de solidarités, d’attention aux autres, etc. Sinon, personnellement pour ne pas péter les plombs j’avais réellement besoin de me défouler physiquement, autrement qu’en gueulant sur l’ingérence du gouvernement français. Encore une fois, chacun trouvera ici ce qui lui convient le mieux. 

 

On lit tout et son contraire sur les différents réseaux sociaux actuellement. Et vous, c’est quoi votre vérité du moment ?

Ma vérité du moment serait que peu importe l’origine de ce virus, le fait est que la pandémie fait maintenant des ravages à l’échelle mondiale et qu’il semble urgent d’y accorder bien plus d’importance qu’aux profits des actionnaires. 

 

C’était comment la Chine avant l’épidémie ? Il paraît que les personnes qui traversent au feu rouge sont scrutées en live sur des écrans géants ?

Effectivement, ces dispositifs ne relèvent ni de la science-fiction ni du fantasme médiatique occidental. Mais ces écrans qui affichent publiquement les personnes traversant au feu rouge ne sont qu’une infime partie de toute la panoplie technologique développée dans le cadre des programmes de « Villes citoyennes » et du « Crédit social ». Ce dernier est toujours à l’état de test dans de nombreuses villes et provinces et il n’existe pas à ce jour de version uniforme à l’échelle du pays. La maîtrise de l’information et la censure se doublent ici de dispositifs de contrôle toujours plus envahissants qui poussent à son paroxysme une surveillance panoptique où le moindre agissement, public ou privé, en ligne ou hors-ligne, doit pouvoir être monitoré, enregistré et analysé. 

 

Dans votre article publié sur Lundi.am, vous dites avoir observé une certaine forme de « normalisation des comportements par l’intériorisation du contrôle et de la surveillance ». Comment se traduit-elle ?

C’est justement par le biais de tels dispositifs de surveillance que s’opèrent ces processus d’intériorisation du contrôle et de normalisation des comportements. De la numérisation et de l’analyse des moindres agissements et de la multitude de données agrégées résulte une notation, une évaluation, c’est cela le « crédit social ». En raison des privilèges ou des punitions qu’une note pourra entraîner, il est probable qu’à terme chacun doive se plier à la définition du citoyen modèle ainsi qu’aux normes fixées en terme de comportements valorisés ou bannis. Derrière l’illusion ludique d’un système à points se cache en réalité un puissant instrument de normalisation destiné à renforcer un contrôle drastique des conduites et des pensées par l’exclusion sociale et économique de tout individu aux comportements non-conformes au modèle social imposé du « bon citoyen ».

 

Des médecins, journalistes et avocats ont tenté d’alerter sur l’imminence de l’épidémie mais ont vite été rappelés à l’ordre par le pouvoir chinois. Des groupes de discussions sur les réseaux sociaux et d’autres arrestations ont rapidement suivi. Ne sommes-nous finalement pas mieux en France ?

Il est certain que la liberté d’expression est quelque chose de précieux en France et qu’il faut à tout prix conserver. Même si beaucoup de choses peuvent être pointées du doigt en France, notamment l’accointance entre le gouvernement et certains réseaux sociaux, beaucoup de citoyens chinois nous envient cette précieuse mais fragile liberté que représente la possibilité d’un Web relativement libre où, si la censure existe tout de même dans la sphère publique, elle n’opère pas à ma connaissance au sein même des conversations privées. Il existe en Chine une longue liste de sites Internet bloqués par le Great Firewall of China. Récemment encore, suite à une vague de délation massive de centaines de milliers d’internautes la censure a frappé le site internet Archive of Our Own, l’ajoutant à la liste des sites interdits. AO3 était l’un des derniers bastions de la liberté d’expression en Chine, il faisait office d’ultime plateforme où la parole pouvait s’exprimer de manière libre, assumée et non bridée par l’autocensure intériorisée comme c’est hélas trop souvent le cas sur l’Internet et les réseaux sociaux chinois. Le gouvernement a saisi cette occasion en pour ériger un nouveau pan de sa Grande Muraille de censure et fermer définitivement cet espace de parole et d’expression. D’une certaine manière, peut-être était-ce là l’un des derniers espaces démocratique au sein de ce pays autoritaire. Mais là où la censure règne, la démocratie ne peut que sombrer. C’est ce qui est advenu d’AO3 en cette soirée du 29 février. 

 

Selon vous, le gouvernement chinois cherche-t-il à brouiller les pistes quant à l’origine de ce virus ? 

Nous assistons en ce moment à une incroyable manipulation du passé, une tentative de réécriture de l’histoire, une imparable modification de la mémoire collective. En laissant entendre que le virus ne serait pas originaire de Wuhan et qu’il aurait pu avoir été inoculé par l’armée américaine, le gouvernement chinois tente de brouiller l’origine de cette pandémie et de faire en sorte de se placer en victime de l’impérialisme américain et d’une forme de terrorisme bactériologique, de laquelle la nation s’affiche actuellement en passe d’être victorieuse grâce à la gestion « socialiste » exemplaire de son gouvernement. Il s’agit ainsi à la fois d’une entreprise de légitimation et de renforcement de la crédibilité, de l’estime, de la confiance et du pouvoir du gouvernement central, ainsi que d’un oubli programmé des causes et de l’origine de cette pandémie, et enfin, du renforcement de la figure de l’ennemi extérieur incarné par les États-Unis.

En cristallisant l’attention et le ressentiment de la population sur la figure d’un ennemi et d’un coupable désigné, le gouvernement se dédouane de toute responsabilité dans le bilan humain, social, économique, sanitaire et politique de cette crise. Pire, il renforce son assise et son emprise sur la population, allant jusqu’à manipuler la mémoire collective aux besoins de sa légitimité politique.

Cette instrumentalisation des consciences par la réécriture de l’histoire et l’altération de la mémoire confirme les ambitions totalitaires de ce gouvernement sur ses administrés : le contrôle doit être total. Il s’agit de maîtriser les corps autant que les esprits. Le biopolitique se double ici de ce que l’on pourrait nommer une neuropolitique.

Celle-ci consisterait alors en la mainmise sur la mémoire, les imaginaires et les représentations autant individuelles que collectives. Il s’agit d’organiser l’oubli, de le réaliser et de le faire advenir au moyen de la modification de la mémoire individuelle et de son remplacement par une version altérée et standardisée. Ainsi uniformisées, les mémoires individuelles forment une mémoire collective unique et conforme à la version idéologique de l’histoire racontée par le parti.


Recueilli par Florian Dacheux

Photos Léon Alicem

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