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Avr / 09

Carole Da Silva et le pouvoir des femmes

By / Florian Dacheux /

Fondatrice de l’AFIP il y a tout juste 20 ans puis du média en ligne Femme & Pouvoir, Carole Da Silva n’a jamais cessé de solliciter des entreprises et la société civile pour faire bouger les lignes en matière d’insertion professionnelle, de parité et d’égalité des chances. Parmi ses missions, elle accompagne particulièrement les femmes issues de la diversité qui restent invisibles dans les espaces de décision, tout en sensibilisant les hommes pour les accompagner dans cette démarche. Entretien avec une militante du leadership au féminin qui vient de recevoir la médaille de l’Ordre national du mérite.

Carole Da Silva et le pouvoir des femmes

Que ressentez-vous après avoir reçu, jeudi 7 avril 2022, la médaille de l’Ordre national du mérite au Palais du Luxembourg ?
Je ressens de la fierté pour la reconnaissance du combat que je mène depuis plus de 20 ans dans la lutte contre les discriminations et pour l’égalité dans notre société. C’est la reconnaissance de l’Etat sur un sujet de société sur lequel il faut continuer à mener des actions, en continuant à aider les cadres et les jeunes diplômés issus de la diversité et des quartiers populaires à une meilleure insertion professionnelle, et en accompagnant les entreprises dans la mise en place de leur politique diversité. Recevoir cette distinction était un moment très émouvant, surtout que je l’ai reçu des mains de Denise Epoté, directrice du marketing, de la distribution et de la commercialisation de TV5Monde. Le fait que ce soit une femme noire, reconnue dans son domaine, cela avait beaucoup de sens pour moi, car il y a encore trop peu de femmes noires dans les espaces de décision.

 

Diplômée d’ingénierie en développement social urbain et intégration en Europe, vous faites le constat dès 1998 dans votre mémoire de fin d’études, qu’à compétences égales, un jeune diplômé issu de la diversité a moins de chance d’accéder à un emploi qu’un autre candidat. Est-ce le point de départ de votre engagement ?
C’est en effet le point de départ factuel. J’ai effectué énormément de recherches, échangé avec plein de diplômés et non diplômés. Pour ma part, je ne peux pas dire que j’ai éprouvé des problèmes pour trouver un emploi. Or beaucoup disent que sans le diplôme, les codes et le réseau, ce n’est pas possible. En vérité, la situation est pire quand on est diplômé. On pense que ça préserve des difficultés à l’emploi. Mais pour ceux issus des minorités, cela ne nous préserve pas. Oui, on va trouver un emploi, mais en dessous du niveau de compétences. Bien souvent, il ne s’agira pas de l’emploi visé. On vous proposera le poste d’animateur culturel et non celui de chargé de projet ou de mission. C’est pourquoi les statistiques sont un peu faussées. J’ai donc fini par créer l’AFIP car je voulais que les entreprises prennent conscience du gâchis des compétences et surtout je voulais redonner confiance à ces jeunes. D’autant plus qu’ils avaient remplis leur part du contrat en étant diplômés de l’enseignement supérieur. Naïvement, j’ai pensé que si je mobilisais et si je faisais travailler ensemble toutes les parties prenantes (entreprises privées et publiques, société civile) je ferais suffisamment reculer les discriminations pour que quand mon fils atteindra l’âge adulte qu’il n’ait pas à en souffrir. Bon, cela n’a pas forcément évolué. Mon fils, lui, vit aujourd’hui à Montréal au Québec. Il s’y sent mieux. Il me dit moins ressentir ces sentiments de discrimination et de harcèlement. Cela ne veut pas dire que ça n’existe pas là-bas. Mais à Montréal, vous ne vous sentez pas en permanence différents.

« Mon père m’a appris à faire de chaque difficulté, une opportunité »

Carole Da Silva au côté de Denise Epoté, directrice marketing de TV5Monde 

A quel moment de votre vie avez-vous rencontré l’existence du racisme et des discriminations ?
J’ai eu la chance de grandir dans une famille où la parole était libre. Même si j’ai souvent été la seule fille noire de ma classe ou de mon école, je n’ai jamais vécu ma différence culturelle ou la couleur de ma peau comme un handicap, bien au contraire. Jusqu’au jour où pour mon premier stage, qui devait se faire au ministère de la Coopération, la responsable du service concerné, elle-même Noire, refuse de signer ma convention de stage au prétexte qu’elle ne voulait pas être taxée de faire du communautarisme. Pour moi, c’était un non-sens. Elle m’a donc suggéré de donner mon projet à une camarade blanche. Je lui ai poliment et gentiment dit d’aller se faire voir. Cette audace, je la dois à l’éducation que mon père m’a donnée. Dès mon plus jeune âge, il m’a insufflé la confiance et l’estime de soi. Il m’a appris à faire de chaque difficulté, une opportunité. Je me souviens qu’un jour, de retour de l’école, j’étais triste car mes camarades s’étaient moqués de moi, et quand j’ai relaté l’incident à mon père « il m’a dit si on te critique, c’est que tu as quelque chose de plus que tes camarades et donc cela suscite la jalousie qui se transforme en méchanceté gratuite. Et si on ne te critique pas, c’est que tu n’es pas intéressante, et si tu n’es pas intéressante, c’est que tu n’es pas ma fille, que préfères-tu ? » Cette phrase est restée gravée dans ma mémoire. C’est probablement pour cela que je n’ai jamais été impressionnée par une fonction ou un statut. Je crois que chaque personne a de la valeur et mérite du respect et de la considération.

 

Vingt années se sont écoulées depuis la création de votre association née pour favoriser l’intégration professionnelle et lutter contre les discriminations notamment liées à l’origine… Quel bilan tirez-vous ?
Même si les mentalités ont la vie dure, je crois malgré tout qu’il y a une prise de conscience réelle aujourd’hui sur les questions de discrimination. Il y a eu des avancées. On le ressent par la volonté des entreprises, en termes de visibilité et de publicité. Aujourd’hui, des entreprises ont compris qu’il y avait une niche économique de consommateurs qui consommaient comme les autres. On voit apparaître énormément de publicités et autres spots avec toutes les couleurs de peau. C’est le début d’une prise de conscience. Après, cela ne veut pas dire que toutes les entreprises jouent le jeu en interne. Sinon on ne serait pas à de tels taux dans les intentions de votes pour l’extrême droite. Le changement se fait toujours timidement. Et je disais déjà cela il y a 20 ans, ce qui est hyper frustrant. Avant, je disais que nous pouvions trouver la diversité au premier échelon de l’entreprise. Aujourd’hui, nous sommes montés à 2 ou 2 et demi. Je reçois encore tous les jours des CV de jeunes qui n’arrivent pas à trouver des stages ou des postes en alternance. Alors on essaie de faire jouer le réseau. Mais combien se sont découragés ?

 

Cela signifie-t-il qu’un certain racisme systémique et ordinaire perdure en France ?
Oui. On le voit depuis plusieurs années. Les langues se délient. Les gens se sont décomplexés, surtout depuis l’arrivée de Zemmour. On observe cela également sur certains plateaux de télévision. Zemmour, qui a été condamné pour provocation à la haine raciale, est reçu à la télé comme si tout était normal. Ce n’est juste pas possible ! Les réseaux sociaux ont contribué au fait que de plus en plus de gens assument leur lâcheté. Avec le contexte économique qui n’aide pas, on a le sentiment d’évoluer dans une société hyper violente au niveau verbal. Cette forme de tension joue beaucoup chez les personnes issues des minorités. Leurs voix ne sont pas entendues et perçues comme dissonantes. On ne vous donne pas la parole car cela oblige les journalistes à réfléchir, à travailler un peu plus, pour aller au-delà de la simple dépêche AFP. Je caricature bien sûr, mais ce n’est pas loin de la réalité. Ce qui est parfois très décourageant. Or, sur ces sujets-là, on ne peut pas se contenter de rester dans son bureau. Il faut toucher à de l’humain. C’est lorsque vous êtes au contact des gens que vous pouvez comprendre leurs réalités. Donc, oui, le racisme systémique est bien réel. Et la pandémie n’a fait que renforcer les inégalités.

« Co-construire ensemble au-delà des frontières et des cultures est essentiel »

Malgré le fait que ce soit décourageant, vous semblez persévérer, en témoigne la création de votre média Femme & Pouvoir, n’est-ce pas ?
En effet, j’ai fondé la chaîne en ligne Femme & Pouvoir il y a six ans. Je fais tout cela pour viser et toucher plus haut car j’en ai assez que l’on associe les personnes issues de la diversité aux quartiers dits politiques de la ville et aux banlieues difficiles. Femme & Pouvoir est tout simplement la continuité de l’AFIP. Mon objectif est de mutualiser mon expertise en ingénierie de projet à fort impact social et mon expérience en communication à l’international, pour inventer de nouveaux modèles d’inclusion et de collaboration, qui ne peuvent plus être uniquement locaux ou hexagonaux. Connaître ce qui se fait ailleurs avec succès, partager, co-construire ensemble au-delà des frontières et des cultures est essentiel. J’ai notamment interpellé des femmes sur le sujet au Bénin avec l’appui de l’ambassade des Etats-Unis sur place. Aujourd’hui, le média est en France, au Bénin et au Canada. Il s’agit du premier média francophone dédié à la place des femmes en milieu professionnel et à l’éducation des filles face aux enjeux du pouvoir. Il faut savoir que la question du pouvoir a une connotation très masculine. C’est pourquoi il faut rééduquer des femmes à aimer le pouvoir et à s’assumer. Cela doit se faire très tôt. Notre média s’adresse au grand public à travers des témoignages, des vidéos, des programmes courts, des reportages et des talk-shows de femmes et d’hommes de pouvoir issu(e)s de toutes les diversités culturelles et de la diaspora afro-descendante. Nous accompagnons les entreprises et les organisations qui souhaitent à partir des témoignages de leurs dirigeant(e)s, communiquer autrement sur leur engagement en faveur de l’égalité professionnelle et de la diversité culturelle. Nous animons également des formations et des ateliers de coaching sur la confiance en soi et la prise en main de sa destinée. Au-delà du média, j’ai publié un livre Femme & Pouvoir en 2020 sur lequel je m’appuie pour développer un programme de formation. Entre temps, j’ai également pu réaliser la série documentaire Femme & Pouvoir, où l’on voit des femmes leaders s’exprimer sur leur conception du pouvoir, l’usage qu’elles en font, et surtout leur engagement social et sociétal.

 

Dans quel état d’esprit abordez-vous le présent et l’avenir ?
J’espère tout d’abord que les Français feront les bons choix pour les élections présidentielles. De mon côté, je ne lâche pas. Je crois que c’est super important de poursuivre le combat, maintenant plus que jamais. C’est très difficile. Je n’ai plus 20 ans, ni la même énergie. Mais si je peux donner de l’espoir à une personne, c’est toujours ça de gagner pour avancer. Mon objectif est de développer le média Femme & Pouvoir. J’aimerais qu’il soit identifié dans les trois ans à venir comme le premier média francophone dédié à l’éducation des filles et la valorisation des femmes issues des minorités visibles, notamment des femmes noires, dans les espaces de décision. Je vais continuer à accompagner des personnes en utilisant le mentorat pour faciliter leur intégration. Il est important que les gens ne se découragent pas et s’assument malgré les tensions actuelles. J’espère que nous n’arriverons pas à des niveaux de conflits ethno raciaux comme aux Etats-Unis. Les différences culturelles sont extrêmement mal gérées dans notre pays et il y a encore du déni là-dessus. Plus vous refusez de voir une réalité, plus elle s’impose à vous. On a vu ce que ça a pu donner avec les femmes qui portent le voile. Plus on a commencé à en parler, plus tout s’est cristallisé sur le sujet. Si on banalisait certaines choses, ça deviendrait moins compliqué. C’est épuisant. Sincèrement, il y a des jours où je me sens tellement fatiguée rien que de penser à tout cela. J’ai souvent cette image qui me revient : cette sensation d’être toute petite face à cette énorme vague de conneries qui me tombe dessus.

 

Recueilli par Florian Dacheux

Fin avril 2022, Femme & Pouvoir lancera la formation Deviens qui tu es, dans la suite logique du livre Femme & Pouvoir : 12 clés de succès, paru en 2020 et en vente via ce lien.

CAROLE DA SILVA EN 10 DATES :

– 2002 : elle fonde à Pantin l’Association pour la Formation et l’Insertion Professionnelle (AFIP)
– 2007 : elle devient ambassadrice de l’année européenne pour l’égalité des chances, et siège au Comité Consultatif de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE).
– 2010 : elle est lauréate du programme Impact de l’ONG internationale Ashoka dont le but est d’accélérer l’innovation sociale en soutenant les solutions entrepreneuriales les plus impactantes.
– 2011 : elle est lauréate du programme Ariane de Rothschild qui récompense les meilleurs entrepreneurs sociaux au niveau international.
– 2013 : elle crée AFIP USA à Chicago et AFIP AFRIQUE au Bénin dans l’idée de bâtir un collectif d’entrepreneures de tout secteur d’activité.
– 2014 : elle lance une plateforme d’échange collaboratif sur « Le plafond de verre », en partenariat avec L’Oréal, Sodexo, IBM et avec le soutien de la fondation Open Society.
– 2015 : elle fonde l’International Collaborative Foundation (ICF) afin de proposer aux dirigeants un espace pour construire leur engagement en faveur de la diversité, provoquant des rencontres qui n’auraient certainement jamais eu lieu.
– 2016 : elle lance la chaîne Femme & Pouvoir, dédiée à la place des femmes en milieu professionnel
– 2020 : elle publie le livre Femme & Pouvoir, 12 clés de succès
– 2022 : elle reçoit la médaille de l’Ordre national du mérite.

Florian Dacheux