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Oct / 20

BLACK TO THE FUTURE par Réjane Ereau

By / akim /

UNE SAGA AFRO-FUTURISTE

Depuis un demi-siècle, l’afro-futurisme

s’empare de la science-fiction et

de la cyberculture pour réinterpréter

l’imaginaire associé aux identités noires.

Délire esthétique ou acte politique ?

BLACK

TO THE

FUTURE

La scène se passe dans une ferme du Gâtinais. Vous connaissez le Gâtinais ? Une terre revêche, à une heure et demie de Paris. De la brume, du silence, des champs de betteraves à perte de vue. Piste d’atterrissage parfaite pour extra-terrestres ! La ferme appartient à un jazzman américain. Dans son antre sédimentent des centaines de vinyles, trésors oubliés d’époques révolues. Moi, le jazz, je n’y connais rien… mais mon œil est attiré par une drôle de pochette. On y voit un homme noir, souriant, entouré d’un halo bleu constellé d’une nuit d’étoiles. Son nom, Sun Ra. Le titre de l’album, Astro Black. Qu’est-ce donc que cet ovni ?

L’artiste pose, le regard habité, sapé comme un sage africain relooké par les Martiens. Je me saisis d’autres disques. The space is the place, dit l’un d’eux. Les yeux vers le ciel, Sun Ra y arbore une cape sang et or, ainsi qu’une coiffe pharaonique. Vite, une platine » à quoi ressemble sa musique ? « C’est du free jazz », m’explique-t-on, l’exploration avant-gardiste du jazz, devenu un patrimoine culturel. Pianiste et compositeur, Sun Ra enregistre plus de deux cents albums entre la fin des années 1950 et le début des années 1990, essentiellement sous son propre label, Saturn. Persuadé que le progrès technologique (et les extra-terrestres) sortiraient l’homme noir de sa condition, l’artiste a laissé une œuvre mystique, mais aussi politique. Par sa musique, et la représentation qu’il façonna de lui-même, il incarne une manière originale d’être noir, émancipée de l’image édifiée par la majorité blanche, et l’imprime dans une perspective d’avenir.

Ce mouvement artistique a un nom : afro-futurisme. « Il a été théorisé dans la deuxième moitié du xxie siècle, d’abord pour la littérature », explique Fania Noël, membre active de l’association Black History Month. L’idée, au départ, était de proposer une réécriture de l’expérience, de l’imaginaire et des identités noires, en les projetant vers un au-delà. « Le futur est une zone d’investissement privilégiée pour revisiter les codes à l’infini. » L’histoire a imposé un contexte défavorable aux peuples noirs – la Traite, la colonisation… Leur présent s’en trouve encore contraint. L’afro-futurisme est un moyen de dépasser ces constructions narratives. « Les arts africains ont souvent été présentés comme coincés dans un passé, rappelle Fania Noël. On imagine que “société traditionnelle” équivaut à “société qui ne bouge pas”. L’afro-futurisme vient bousculer ce préjugé d’immuabilité. Les cultures noires peuvent, comme les autres, défier l’idée d’avenir. Le progressisme n’est pas qu’occidental ! »

 

En 1979, l’Afro-californienne Octavia E. Butler, férue depuis l’enfance de science-fiction, publie Kindred, un succès. Le récit d’une jeune Noire voyageant dans le temps et renouant ainsi avec ses ancêtres esclaves. Sous couvert d’aventure extraordinaire, le livre explore les questions de race, de classe, de genre, d’oppression et de résistance, mais aussi de lendemains qui chantent. Trente-cinq ans plus tard, son empreinte se retrouve dans Octavia’s Brood, un recueil alliant science-fiction et justice sociale, initié par les artistes américaines Walidah Imarisha et Adrienne Maree Brown. Souhaitant mettre l’imagination au service du changement, elles ont réuni vingt activistes autour de l’écriture de nouvelles fantastiques, « mais ancrées dans la vraie vie, les inégalités, la volonté de comprendre le monde autour de nous, avec le désir d’injecter une dose d’innovation dans nos pratiques politiques et de dessiner des futurs possibles, ainsi que de nouvelles façons d’interagir les uns avec les autres ».

Alexis Peskine, Apollo Black.

Stef Yamb sort son téléphone. Dans la mémoire de celui-ci, des dizaines d’images percutent le regard. Il y a cette photo : une rue sous un soleil de plomb, une flic noire en uniforme, des palissades en tôle ondulée. Nul doute possible, on est en Afrique. Face à la policière, une autre femme. Immense. Sculpturale. Vêtue d’une robe courte et d’une coiffe en aluminium, sorte de Grace Jones en plus spatiale. Impératrice venue direct d’une autre planète. L’image frappe par ce qu’elle transmet, sans un mot, sur le contexte et sur l’identité. « La force du visuel est de ne pas mentaliser, commente Stef Yamb. Il offre une compréhension immédiate, intuitive. En décalant les regards, il crée la réaction. » Il y a cette autre photo. Un enfant d’une tribu africaine, en tenue traditionnelle, comme en regorgent les « beaux livres » sur les ethnies. Au milieu de son front… un troisième œil, symbole d’une sagesse et d’une compréhension du monde supérieures.

« Beaucoup d’images d’archives sont retravaillées dans une esthétique futuriste », souligne Stef Yamb. Les arts urbains et digitaux s’en sont aussi emparés. Graphisme, stylisme, Djing… L’afro-futurisme serait-il donc partout ? Il poursuit : « C’est un mouvement inclusif, capable d’agréger de nombreuses formes d’expression ». Des artistes s’en revendiquent, d’autres y sont sans le savoir. Avec le risque qu’il ne devienne qu’une étiquette, un formatage de plus, récupéré par le système ? C’est une possibilité, admettent les spécialistes. Alors, plutôt que de le théoriser, mieux vaut peut-être en saisir l’énergie. « En musique, par exemple, le mélange de rythmiques africaines, de design sonore et de beats hip hop, à l’instar de ce que propose l’Américaine Moor Mother Goddess, parle directement à notre cœur, à notre conscience, conclut-il. La force du son draine l’élan vital ; elle crée une résonance. »

 

Cité par les Inrockuptibles, le producteur sud-africain Nozinja semble devenu le pape du Shangaan, une « musique tribale épileptique et futuriste »

Nozinja

dixit le journal, qui mentionne également le Sénégalais Ibaaku et sa musique « afro-psychédélique vertigineuse, marquée par l’expérience noire ». C’est-à-dire ? Un coup d’œil à son clip Alien Cartoon permet de mieux comprendre. Dans un décor très sobre, fond noir, terre battue, astres de passage, la danse est africaine, mais le reste est sidéral, inspiré, d’une modernité folle. Les rythmes sont prenants, les images élégantes, le tout jubilatoire, élévatoire. En un mot, transcendant.

Car là est aussi la force de l’afro-futurisme. En plongeant dans l’intime, en explorant une frustration, en développant une réflexion sur les codes et les appartenances, en inventant une esthétique onirique, il a le pouvoir d’émouvoir et de fédérer, bien au-delà d’une communauté. « Si une jeune Française d’origine caribéenne – comme moi – peut être touchée par un tableau du Caravage, à cent mille lieues d’elle en termes de temps, d’espace et de contexte, il n’y a pas de raison qu’un Blanc ne soit pas touché par une œuvre afro-futuriste, sourit Fania Noël. En France, il n’est pas de bon ton de voir les couleurs. Personne ne devrait donc avoir de problème à se projeter dans un avenir proposé par un artiste noir ! Être universel, ce n’est pas évacuer les minorités. » Mais aller chercher plus loin, plus profond, dans le ressenti et dans l’imagination…

Un supplément d’âme. C’est se relier à l’espoir, existentiel, universel, qu’un meilleur est possible.

« En Afrique comme ailleurs, nous sommes tous confrontés aux mêmes enjeux : l’injustice, la fracture sociale, la crise climatique, la pollution, la raréfaction des ressources, la décadence d’un système, ponctue Fania Noël. C’est quoi le monde d’après ? » La créativité peut, à la fois, nous permettre de nous évader et d’inventer la suite. « C’est un aller-retour, un mouvement permanent », confirme Stef Yamb. C’est aussi l’expérience d’une identité complexe, singulière mais forte. Que nous en soyons conscients ou non, nous sommes tous plus vastes que nous l’imaginons. Et avons tous le pouvoir de créer notre réalité. Face au désastre qui pointe, il est urgent d’y croire. Retrouvons la magie, rêvons dès à présent, inscrivons nos rêves dans la matière, mettons-les en mots, en son, en mouvement, en couleur… Qui sait, une part subtile du monde finira peut-être par se caler sur notre vibe 

http://blackstothefuture.com

Ibaaku

ALEXIS PESKINE

« Je trouvais la réalité

tellement stressante… »

Silhouette élégante, regard doux, lunettes d’intello, coupe afro. Alexis Peskine est à Dakar pour la Biennale de l’Art africain contemporain. Il y expose une installation inspirée du Radeau de La Méduse, le célèbre tableau de Théodore Géricault. Composée d’une vidéo, de photos et de peintures sur pirogues, son œuvre tisse un parallèle entre la toile du xixe siècle, mise en scène des rescapés d’un naufrage, et les migrants qui tentent aujourd’hui de rejoindre les côtes européennes. Une poésie saisissante. Elle interroge le rapport entre l’Afrique et l’Occident. Passé, présent, futur… « Sans que j’en connaisse le nom, l’afro-futurisme a toujours été présent dans ma vie, par le biais du rap, de Dr Dre ou de Funkadelic »,  souligne cet enfant d’Issy-les-Moulineaux, né en 1979 d’une mère afro-brésilienne et d’un père franco-russe. Ses études aux États-Unis l’ont sensibilisé à l’art afro-américain. Très vite, l’afro-futurisme devient l’un de ses moyens d’expression. « Je trouvais la réalité tellement stressante… Petit à petit, je l’ai abstraite afin de proposer un futur autre, inspiré d’un présent que je voudrais meilleur. » En 2013, il réalise avec les élèves du lycée Alfred Costes de Bobigny, en région parisienne, une œuvre nommée Apollo Black (voir plus haut). « En France, aborder les questions de racisme est difficile, comme si cela fragilisait l’identité blanche, observe-t-il. J’en avais marre de débattre dans le vent. J’ai proposé aux jeunes de créer l’image d’un être d’ascendance africaine, allant vers le futur et explorant différentes possibilités. » Le tableau, nourri de la créativité des lycéens, joue sur le noir et blanc, la peur et l’excitation de l’inconnu. « La démarche afro-futuriste nécessite un travail de recherche et de réflexion pour réinventer les codes et les projeter vers autre chose », note l’artiste. Y compris ceux du futur, « dont nous avons souvent une vision désuète, très ancrée dans les années 1980 ». R.É.

http://www.alexispeskine.com

RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 3

Texte : Réjane Ereau

Grande image carrée : Alistair Viok par Bradford Bird

 

 

akim